lundi 1 juin 2020

Qu'est-ce que la dialectique ?

Nous avons tous entendu parler au lycée du fameux plan dialectique : thèse, antithèse, synthèse. C'était le plan canonique, la forme consacrée dans laquelle la pensée devait se couler. Et pour cause, cette triade possède ses titres de noblesse puisqu'elle a été adoubée par Hegel en personne. Mais à quoi renvoie précisément cette progression en trois temps : le pour, le contre et la synthèse ? Cette dernière est familièrement remplacée par la fameuse « foutaise », ce qui, il faut bien l'avouer, n'est pas totalement déplacée si l'on considère qu'elle tourne souvent à l'amalgame d'idées loufoques. Mon objectif n'est pas, ici, de dire le dernier mot sur la dialectique, mais de présenter succinctement la lecture qu'en fait Slavoj Zizek à partir de l’œuvre de Hegel (et à la lumière de Lacan). Pour le dire rapidement, la synthèse dialectique, loin d'être la conjonction de la thèse et de l'antithèse, ne serait que la répétition de l'antithèse, moins quelque chose… Ainsi, la synthèse n'ajoute rien ; au contraire, elle soustrait. 

La dialectique : un lieu commun  


Dans la pensée de Hegel, le processus dialectique est présenté comme l'enchaînement des trois moments suivants : l'identité, la différence et l'identité de l'identité et de la différence. Par exemple, l'esprit subjectif est enfermé en lui-même, replié sur lui-même : c'est le moment de l'identité et de l'immédiateté. L'exemple type en est le cogito cartésien : l'esprit, qui doute de tout sauf de lui-même. Je pense donc je suis. Mais que vaut cette certitude ? Pas grand-chose, car elle reste théorique. Il faut donc passer à la différence, c'est-à-dire à l'épreuve de l'altérité grâce à une médiation. Imaginons, dit Hegel, un petit garçon qui fait des ricochets. Les vagues qu'il crée, par son activité, à la surface de l'eau sont une projection de lui-même : de son esprit, de ce dont il est capable. Son esprit n'est plus replié sur lui-même, mais objectivé – fait objet – dans le monde. La synthèse apparaîtrait alors comme la reconnaissance que les deux moments sont indispensables à l'existence du sujet : une certitude subjective quant à lui-même (son existence, son être, ses capacités) et une garantie objective, inscrite dans le monde, visible pour lui et les autres. La synthèse serait alors la compilation des deux moments précédents. Cependant, c'est ce schéma que Zizek traite de lieu commun : « La ''Substance comme Sujet'' signifie qu'il y a une entité qui se développe, s'extériorise, pose son Altérité, puis se réunit avec celui-ci… À la différence de ce lieu commun... » (Le sujet qui fâche, Flammarion, p. 107). 

La dialectique en cinq temps 


Zizek poursuit alors en indiquant comment Hegel développe par moment l'idée que la dialectique serait un mouvement en quatre, voire cinq étapes. Pourtant, ce qui m'intéresse ici est différent. C'est la façon dont il renouvelle l'idée que la synthèse serait juste une compilation finale, une façon de mettre un terme à la contradiction en résolvant la tension qu'elle implique. Pour comprendre cette idée, il faut faire appel à la distinction entre Entendement et Raison. L'entendement serait, selon les mots de la Phénoménologie de l'Esprit, une puissance de mort, de division, de séparation. L'entendement serait la faculté de l'abstraction au sens de ce qui sépare. Par exemple, dans Qui pense abstrait ?, Hegel évoque le cas d'un condamné à mort qui est perçu par ceux qui assistent à son exécution selon des catégories abstraites : c'est un bel homme, malgré tout, disent certaines femmes ; ce n'est qu'un criminel, disent certains hommes. Bref, personne ne l'envisage comme totalité, comme un ensemble concret, comme un être doté d'une multitude de qualités. Cela, c'est le travail de la raison, qui lie les déterminations les unes aux autres. Or, si Hegel est souvent présenté comme un philosophe de la raison, il n'en reste pas moins qu'il donne l'ascendant à l'entendement. En effet, si l'entendement sépare et divise, la raison n'est pas ce qui vient après, pour opérer la synthèse de façon magique. Au contraire, elle prend acte du travail de l'entendement.

La dialectique du langage


Prenons un exemple simple : le langage. Utiliser des mots pour évoquer le réel, c'est le simplifier. Parler de nos émotions, avec toutes leurs nuances, leur richesse, leurs idiosyncrasies en disant « joie », « tristesse », « amour », c'est, d'une certaine façon, sacrifier la chose elle-même au profit de son symbole. L'entendement sépare alors nettement le mot et la chose, la représentation symbolique et le réel. Utiliser l'un au détriment de l'autre est vécu comme une perte. Je parle de ma joie, mais les mots mêmes que j'utilise n'en dise rien de véritable. Ils la trahissent plus qu'ils ne l'expriment. La thèse correspondrait donc à la situation suivante : mes émotions telles que je les vis, dans toute leur richesse ; en-deçà du langage, elles sont purement subjectives et, partant, incommunicables. L'antithèse (le moment de la différence), c'est l'extériorisation à travers le langage. Il faut bien que mes émotions s'objectivent, sinon elles risquent de sombrer dans le néant. Autant en parler en les déformant, plutôt que de ne pas en parler du tout. Or, la conscience vit cette antithèse dans le déchirement. Le réel est à jamais perdu, sacrifié sur l'autel des symboles du langage. C'est là précisément qu'une nouvelle compréhension de la synthèse est intéressante. Il s'agit de la répétition de l'antithèse, mais avec quelque chose en moins. Quelle est cette chose qu'il faut ôter ? Tout simplement, l'illusion qu'il y a un au-delà du langage. Comme le dit Zizek, l' « Entendement, privé de l'illusion qu'il y a quelque chose au-delà de lui, c'est la Raison » (Ibid., p. 117).

Au-delà du Réel ?


On trouve ici plusieurs idées. Déjà, l'idée que le Réel nous est inaccessible (c'est une idée lacanienne), si ce n'est à travers sa symbolisation. Ensuite, l'idée que ce que nous pensons avoir perdu, nous ne l'avons jamais eu. Le Réel, riche et foisonnant, qui se tient derrière le langage, n'est en réalité nulle part, si ce n'est dans le langage lui-même. Enfin, l'idée que lorsque nous cherchons à résoudre les contradictions de notre existence – quand nous cherchons la synthèse existentielle de notre dialectique personnelle (où est la Vraie vie?) – il s'agit uniquement de se débarrasser de l'illusion que la synthèse est autre chose que la répétition de l'antithèse. Ce que nous pensons qui nous échappe, nous l'avons déjà.

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