mercredi 15 avril 2020

Faut-il choisir entre science et religion ?


Choisir entre science et religion, en ce début de XXIe siècle, ne semble guère poser de difficulté. En effet, puisque nous sommes les enfants du "désenchantement du monde" (l'expression est de Max Weber) et que l'essor des sciences expérimentales depuis le XVIIe siècle a coïncidé avec un accroissement sans précédent de nos connaissances théoriques et de notre maîtrise technique de la nature, toute condamnation de la science ferait mauvaise figure, voire serait signe d'ingratitude. Comme le souhaitait Descartes, la science nous a rendus "comme maître(s) et possesseur(s) de la nature". Toutefois, peut-on confondre bien-être et bonheur et assimiler l'explication des phénomènes à la quête de sens ? Si la science a amélioré nos conditions d'existence et élève nos esprits, nourrit-elle pour autant notre âme en répondant à nos questions les plus fondamentales concernant l'existence?


 Pascal lui-même, dont on sait pourtant à quel point il contribua à l'essor de la science moderne, se désolait du mutisme de la science sur le plan des valeurs : "La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance de la morale au temps d'affliction, mais la science des mœurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures". Slavoj Zizek a formulé ainsi cette idée : dans le passé, les gens croyaient de façon collective, mais pouvaient nourrir des doutes à titre personnel ; aujourd'hui, nous ne croyons plus collectivement - nous sommes même devenus  cyniques - mais à titre personnel, beaucoup parmi nous croient ou cherchent désespérément à croire. Or, impossible de croire par un libre décret (on croit ou on ne croit, mais on ne peut pas choisir de croire) et, surtout, impossible de revenir en arrière, à nos anciennes croyances. Comme le dit si bien Nietzsche dans le Gai Savoir : Dieu est mort ; autrement dit, nous avons abandonné notre credo millénaire. Or, quelles en sont les conséquences ? La réponse tient en un mot : le nihilisme.  C'est lui qui a enfanté le vide axiologique, le cynisme contemporain ou le relativisme moral qui imprègnent nos vies. Par conséquent, nous nous retrouvons assis entre deux chaises : nous ne profitons plus d'un cadre religieux que notre science moderne nous pousse à rejeter, alors même que cette dernière brille par un silence plus qu'éloquent. Que faire dans ces circonstances ? Continuer à condamner la religion au nom de la science, au risque d'exacerber le cynisme et le nihilisme ? Revitaliser la croyance religieuse, au détriment de la science moderne et au risque de revenir en arrière ? Ou bien comprendre ce que sont (et ne sont pas), ce que peuvent (et ne peuvent pas) être la science et la religion, pour nous qui vivons au XXIe siècle ?

Russell et la science comme religion 


La science moderne n'est pas apparue ex nihilo. On peut en retracer les origines depuis l'émergence de la pensée ionienne, de la pensée critique dont Karl Popper a élaboré la genèse à travers la figure d'Anaximandre et, plus généralement, de la pensée rationnelle grecque. Il faudra attendre la révolution des sciences expérimentales au XVIIe siècle pour que l'accroissement des connaissances théoriques et leurs applications pratiques (les avancées techniques) se manifestent avec éclat. On associe à ces événements les noms de Newton, Descartes, Galilée, Pascal, Leibniz, etc. Il n'est pas sans compter ce qu'a apporté le XIXe siècle, notamment sur le plan de la science du vivant, avec notamment la théorie de l'évolution de Darwin. Mais, le phénomène marquant dont nous portons encore les stigmates, c'est le siècle des Lumières lui-même au cours duquel s'amorça un infléchissement notable. C'est à ce moment-là que la science a commencé à s'imposer comme le discours dominant.

On peut tenter d'isoler deux caractéristiques à l'appui de cette hégémonie. D'une part, la dimension critique de la science. Il s'agit en effet du premier type de discours que l'on puisse réfuter, par contraste avec le dogmatisme religieux. Les sciences expérimentales permettent même la confrontation avec l'expérience. Les sciences, telles que nous les connaissons, naissent véritablement à ce moment-là : physique, biologie, psychologie, sociologie, etc. Il n'y a qu'à relire la préface au Traité du vide de Pascal : un véritable discours de la méthode scientifique moderne (bien plus que le Discours de la méthode de Descartes). D'autre part, la prétention à la vérité. Le discours scientifique devient synonyme de vérité établie et prouvée, par contraste avec le religion fumeuse et la métaphysique spécieuse. Qu'on se souvienne de Hume qui proposait de jeter aux flammes les traités de métaphysique.

Or, le problème tient à ce que ces deux dimensions (critique et vérité) sont incompatibles et que la science est tout sauf le royaume du vrai. En effet, critiquer revient à sans cesse remettre ses idées en question, car on trouve qu'elles sont inadéquates ou fausses. Autrement dit, il y a un écart entre ce que nous savons et la vérité. L'équivalence est à jamais irréductible entre connaissance et vérité. Voilà ce qu'en dit Bertrand Russell dans Science et religion

"La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu'on peut appeler la vérité "technique", qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l'avenir. [...] Mais ces implications de la méthode scientifique n'apparaissaient pas aux pionniers de la science : ceux-ci, tout en utilisant un nouvelle méthode pour rechercher la vérité, continuaient à se faire de la vérité elle-même une idée aussi absolue que leurs adversaires théologiens."


On peut dégager deux idées fondamentales de ce passage. D'une part, l'abandon par la science de la vérité absolue au profit de la vérité technique. Autrement dit, la science permet de faire des prévisions exactes, de développer des techniques nouvelles, mais en aucun cas de nous faire connaître la réalité de façon absolue. De fait, la science construit ses objets et la réalité n'est pas l'objectivité. Par exemple, un accélérateur de particules permet d'observer ce que la théorie quantique lui dit d'observer. Certains objets relatifs à la théorie, pas le réel dans l'absolu. D'autre part, cette différence n'a pas été immédiatement aperçue. Les premiers scientifiques ont conçu la science sur le modèle de leurs adversaires. Le siècle des Lumières et plus encore les positivistes du XIXe siècle ont fait de la vérité scientifique une nouvelle idole, de la science un nouveau credo ou une nouvelle religion. Or, à quoi bon troquer l'une pour l'autre, si l'on voulait se débarrasser de la religion dès le début ? 

Sans doute cela signale-t-il qu'on ne se défait pas si facilement que cela de la religion et de ce qu'elle implique en termes d'adhésion, de foi ou de croyance. Si la science a pu battre en brèche la religion, l'a-t-elle pour autant éliminé ? Il faut, pour le déterminer, s'entendre sur ce qu'on appelle religion

Jung, système de croyance vs religion


Dans un essai de 1957, intitulé The undiscovered self, le psychologue Carl Gustav Jung propose une réflexion sur notre condition moderne au cours de laquelle il développe la distinction entre système de croyance (creed) et religion. Voilà ce qu'il dit: 

"Un système de croyance exprime une croyance collective définie, tandis que le mot religion exprime une relation subjective à certains éléments métaphysiques ou extra-mondains. [...] Adhérer à un système de croyance n'est pas donc un problème religieux, mais le plus souvent social et, en tant que tel, cela ne donne aucune fondation à l'individu. [...] La religion [...] est une attitude instinctive propre à l'homme et ses manifestations peuvent être suivies tout au long de l'histoire humaine. Son but évident est de maintenir un équilibre psychique, car l'homme naturel a une 'connaissance naturelle' du fait que ses fonctions conscientes peuvent à n'importe quel moment être contrariées par des événements incontrôlables qui proviennent de l'intérieur aussi bien que l'extérieur."


On peut isoler plusieurs éléments de ces quelques remarques. Tout d'abord, l'ancienneté de la religion, à tel point qu'il semble difficile de dissocier l'homme de la religion elle-même. Surtout, cela plaide en faveur de l'incongruité de qu'il y aurait à se débarrasser de la religion au nom d'une rationalité tard venue. Ensuite, on peut souligner la dimension subjective de l'expérience religieuse, par opposition au système de croyance, qui relève du collectif et du social. De fait, on peut bien aller à l'Eglise, sans pour autant croire. Inversement, on peut se sentir religieux, sans adhérer à un credo quelconque, sans se soumettre à une autorité ou à une institution humaine. Cela tient au troisième aspect à relever : le lien avec des éléments métaphysiques ou extra-mondains. Sans doute peut-on faire ici le lien avec le numineux, concept que Jung reprend à Rudolf Otto et que ce dernier développe dans son livre sur Le Sacré. Le numineux, dit Otto, ne peut pas être défini, mais simplement indiqué, car il relève d'une expérience subjective. Il est néanmoins possible de s'en faire une idée grâce à des sentiments analogues, mais de moindre intensité : sentiments de reconnaissance, de confiance, d'amour, d'assurance, d'humble soumission ou de résignation. Or, ces éléments convergent vers le quatrième aspect de la religion selon Jung : l'attitude instinctive. Que l'on songe à l'amour : on sait quand on aime, on sait quand on est aimé. Pour reprendre le vocabulaire de Pascal, on le sent avec le cœur, bien que la raison ne puisse le démontrer. En tout cas, Jung donne à cet instinct la capacité de discerner des déséquilibres, qui viendrait mettre en péril ses facultés conscientes. Dans un monde neutre, la religion s'assimile à un instinct directeur. 

Sans doute chacun d'entre nous se trouve-t-il confronté à l'expérience religieuse ainsi comprise à des degrés très divers : certains le vivent avec une intime conviction, tandis que d'autres ont du mal à en reconnaître l'existence. En tout cas, la religion - dans la mesure où elle se distingue d'un système de croyance donné - fait signe vers ce qui ne peut pas se réduire à la raison et dont pourtant nous nous nourrissons. Un élément supplémentaire mérite pourtant d'être apporté. Autant la science moderne entend réduire l'expérience religieuse par le truchement de l'explication scientifique, autant elle néglige sa dimension narrative. En effet, il est certes possible d'imaginer expliquer l'amour par des combinaisons chimiques dans notre organisme, de réduire la conscience à notre activité cérébrale ou de soutenir que, s'il y a de l'inconnu pour nous, il n'y a pas d'inconnaissable en soi, mais, il n'en reste pas moins que l'expérience religieuse a la vertu de se décliner sous forme de mythes. Qu'est-ce que cela nous apporte ? 


Mythes et narrativité 


Sans entrer dans trop de détails, disons que le mythe est avant toute chose un récit. Mythein, en grec, signifie raconter. Or, ces récits, hormis le fait qu'ils concernent l'origine du monde, incluent l'intervention de dieux ou de divinités. Sans doute sont-elles un des symboles possibles de ces forces qui s'exercent sur nous ou qui s'emparent de nous, fussent les forces d'une nature extérieure ou intérieure (nos passions, nos émotions). Au-delà de cela, la dimension narrative possède une dimension sémantique ; elle permet de donner du sens. Paul Ricœur envisage l'identité individuel sur un modèle narratif et souligne à quel point le récit permet de donner forme à l'expérience humaine. Entre le temps vif de la conscience, prise dans un éternel Maintenant, et le temps objectif de l'univers, scandé par les rythmes naturels, le récit permet d'intégrer les événements à une série qui n'est ni purement itérative (les instants se suivent et se ressemblent) ni purement cyclique (l'alternance du jour et de la nuit, le retour des saisons), mais qui combine la diversité (des événements) dans l'unité (du récit) et permet d'envisager le progrès. Or, quoi de plus captivant et de motivant que le progrès d'une histoire, lequel renvoie autant à sa progression (son déroulé) qu'à l'appel qui s'y manifeste et qui nous invite à y jouer un rôle. 




Voilà, en somme, à quoi la religion - l'expérience religieuse - peut faire écho en nous, ce que Jung a développé à travers l'archétype du héros (et bien d'autres). Or, force est de constater que la science ne nous offre guère de motivation en soi. Qu'on songe à ce qu'elle nous apprend sur le système solaire: dans quelques milliards d'années, notre Soleil mourra. Ce sera la fin de toute forme de vie dans ses environs. Où serons-nous à ce moment-là ? Depuis longtemps disparus? Depuis longtemps envolés vers d'autres systèmes solaires ? En tout cas, une telle perspective - merci la science ! - est bien propre à nous rendre cynique. Et pourtant, nous n'en continuons pas moins d'aimer et de vivre. C'est que nous sommes une espèce vivante et, à ce titre, l'expérience que nous avons du monde est bien plus fondamentale que la pure connaissance théorique que nous pouvons espérer en avoir. En d'autres termes, l'histoire de notre vie prime sur la connaissance théorique du réel. 

Newton et Darwin : deux régimes de vérité


Bien loin d'entrer en concurrence, religion et science relèvent de deux ordres différents et qui ne sont pas nécessairement incompatibles. Peut-être n'avons-nous pas à choisir, de façon tranchée, entre Jérusalem et Athènes, comme le soutenait Léon Chestov. De fait, la science et la raison nous ont apporté tellement de choses qu'il semble fou de chercher à s'en passer. Cela aurait l'allure d'un retour en arrière. Mais sans doute en est-il de même pour la religion, dans la mesure où l'expérience sur laquelle elle se fonde nous permet de ne pas perdre pied et de donner du sens à nos vies. Notre science n'est pas un savoir divin ; notre raison ne peut pas être un simple instrument de domination ; notre connaissance de la réalité ne peut pas prétendre à être la vérité. Surtout, comme le rappelle Jordan Peterson dans son ouvrage Maps of meaning, le monde n'est pas uniquement un espace constitué d'objets à connaître, mais un lieu où nous devons agir et déterminer des valeurs. Dans un ordre de choses (la science, la connaissance objective), nous sommes de purs esprits ; dans l'autre (la religion, l'expérience subjective), nous sommes des êtres vivants. À ces deux ordres, il est possible de faire coïncider deux régimes de vérité complémentaires.

La conception traditionnelle de la vérité la définit comme l'adéquation entre ce qui est dit et ce qui est. Est vraie, la proposition qui est conforme à la réalité. C'est cette définition que Karl Popper prend pour base dans son travail, tout en précisant, en rappelant l'avertissement de Xénophane, qu'il est impossible de jamais savoir si nous avons atteint la vérité. Autrement dit, la vérité absolue reste un idéal : on tend vers elle, sans jamais y parvenir. Cela tient à l'asymétrie du vrai et du faux : si l'on peut réfuter une proposition, il est impossible en revanche de la vérifier. Par exemple, la proposition ''tous les corbeaux sont noirs'' n'est pas vérifiée  (rendue vraie) parce que l'on a observé x corbeaux noirs ; il reste toujours possible qu'un corbeau non encore observé ne soit pas noir. En revanche, l'observation d'un seul corbeau blanc prouve, à coup sûr, que cette proposition est fausse. Or, au-delà de cet argument, il est possible de dire que la conception poppérienne de la vérité est newtonienne. De la même façon que Newton envisageait un temps et un espace absolus, Popper envisage une vérité absolue : un moment où nos théories seront enfin en adéquation avec le réel. Mais, hormis le fait que cela risque de ne jamais se produire, cela implique surtout une vision de l'homme en terme de pur esprit connaissant.

Cependant, nous sommes avant tout des êtres vivants et, à ce titre, connaître revient pour nous à utiliser un instrument au service de la vie. Nietzsche le signale dans le Gai Savoir lorsqu'il évoque l'origine illogique de la logique : pourquoi voyons-nous des régularités dans le réel? Pourquoi distinguons-nous certains objets les uns des autres ou bien rangeons-nous les uns sous la rubrique cause et les autres sous la rubrique effet? Non pas parce que la réalité serait telle, mais parce que nous l'ordonnons ainsi. Connaître, c'est donc agencer le réel, le mettre en forme pour mieux y évoluer et y survivre. Et Nietzsche d'ajouter : nos vérités, ce sont nos erreurs irréfutables. Une telle vision de la vérité n'est plus newtonienne, mais darwinienne. Elle correspond à celle qu'avançait William James dans son essai sur Le Pragmatisme. Est vrai ce qui nous conduit de façon utile à travers l'expérience, sur le long terme. Il ne s'agit donc nullement de prendre ses désirs pour des réalités, mais de se rendre compte qu'il n'y a pas qu'une seule façon de décrire le monde, ni même qu'il faille d'abord et avant tout le décrire, mais y agir. 

Si l'expérience religieuse se manifeste par des récits qui donnent sens à notre expérience, faut-il alors s'en débarrasser au nom d'un discours strictement réfutable sur le réel ? Peut-être que nos histoires sont objectivement fausses ; toutefois, elles restent phénoménologiquement vraies, c'est-à-dire du point de vue de l'expérience vécue. S'agit-il d'illusions que la science devrait dissiper ? Mais plus rien ne nous sépare alors du cynisme et du nihilisme. Il n'est pas sûr, en tout cas, que la science elle-même ne soit pas une histoire que l'on se raconte (c'est le thèse radicale de Feyerabend dans Contre la méthode). Une histoire qui refuserait de s'avouer telle, une histoire qui se voudrait la fin de l'histoire. Quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins que sans histoire, il n'y aurait plus a rien à raconter sur nous. Le rideau tombe. Le spectacle est terminé.


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