mercredi 1 mai 2019

Faut-il se fixer des objectifs ?


Imaginez que vous soyez en randonnée avec des amis. Vous avez déjà marché de longues heures dans la montagne. L'euphorie des premiers temps a passé. Alors que tout le monde riait et parlait, le groupe est désormais silencieux. Chacun se concentre sur ses pas. La faim et à la fatigue se font sentir ; progressivement, la lassitude commence à vous gagner. Insensiblement, vos forces vous abandonnent et vous n'avez même plus le désir de rassembler celles qui vous restent pour continuer. Il n'y a plus de motivation. Qu'est-ce qui peut, néanmoins, vous aider à surmonter un tel sentiment ? La vision d'un refuge, chaud et accueillant, où la conversation reprendra autour d'un verre de vin ? Le refuge n'est donc pas uniquement le lieu où vous vous rendez, mais ce qui vous attire et vous aide à vous surpasser. Or, si une grande partie de l'énergie dont nous avons besoin vient des objectifs que nous poursuivons, c'est parce que se fixer des objectifs ne consiste pas seulement à s'orienter ou à trouver une direction, mais à se donner le désir de se mettre en mouvement. En cela, le concept d'objectif possède une dimension métaphysique et une portée ontologique : il renvoie aux couches profondes de notre être et à notre capacité à nous transcender.

Ce que vise la conscience


Se fixer des objectifs permet de savoir où l'on va. On vise quelque chose et l'on se met en route. Nous avons alors une orientation, une direction à suivre. Cela s'explique par la structure de la conscience, très justement analysée par Husserl en termes d’intentionnalité (de intentio, je vise, en latin). Autrement dit, nous ne restons jamais enfermés en nous-mêmes, mais nous nous projetons sans cesse vers le monde, vers l'avenir ou vers les autres. Une telle aptitude explique que nous soyons capables de nous fixer des objectifs.


Cependant, il reste encore à montrer comment des objectifs peuvent nous motiver, c'est-à-dire, littéralement, nous mettre en mouvement. Pour cela, il faut passer du plan épistémologique au plan ontologique. Le fait, selon Husserl, que notre conscience appréhende le monde de façon intentionnelle renvoie à notre façon de le connaître. On se situe alors sur le plan de l'épistémologie. Mais qu'en est-il de notre être, de notre façon d'habiter le monde ou d'y vivre ? Cette question relève de l'ontologie (de ôn/ontosce qui est, en grec). 


La fin naturelle de l'homme


On trouve chez Aristote une vision de l'univers qui s'appuie sur une compréhension de l'être (une ontologie) : tout y est imitation. Cela signifie que toute chose possède une fin naturelle, c'est-à-dire un but, qu'elle cherche à atteindre en l'imitant. En vertu de sa nature propre, toute chose cherche à ressembler, à s'identifier à une fin naturelle qui lui correspond. Par exemple, l'homme est, par nature, un être doué de raison. Ainsi, le modèle vers lequel l'homme tend, à travers l'usage de sa raison, c'est Dieu. Vivre une vie placée sous le signe de la pensée, c'est imiter Dieu. Selon cette vision, poursuivre un objectif (par exemple, vivre une vie rationnelle) ne revient pas seulement à contempler une représentation de la conscience, mais à se mettre en phase avec la source d'un profond désir enraciné dans notre être même.

Qu'est-ce qu'une vocation ? 


Il est parfaitement possible, cependant, que les hommes ne vivent pas en accord avec leur raison. C'est d'ailleurs ce qui se produit la plupart du temps. Ils recherchent plutôt le plaisir, les honneurs et la gloire ou encore la richesse. Bref, ils ignorent leur nature propre et n'accomplissent pas leur être. En tant que Modernes, nous avons de toute façon perdu cette intuition fondamentale que chaque être aurait sa fin naturelle. Néanmoins, nous comprenons bien que la motivation ne peut pas simplement venir de la surface de notre conscience et qu'il ne suffit pas de vouloir avoir envie pour avoir envie. Se fixer un objectif est donc loin d'être suffisant. Une représentation de la conscience ne peut parvenir à elle seule à nous motiver. Fondamentalement, il faut découvrir ce qui est susceptible de mettre notre être en mouvement, littéralement notre vocation (de vocarece qui nous appelle, en latin). L'écart entre l'objectif qui nous guide et l'objectif qui nous motive correspond à la différence entre cause finale et cause efficiente.

La science et les causes efficientes


Afin d'être parfaitement clair, j'emprunterai un détour en commençant par rappeler comment la science moderne s'est constituée positivement à travers le recours exclusif aux causes efficientes, autrement dit les causes mécaniques à l'origine des phénomènes. Si nous prenons l'exemple d'une statue, les coups de ciseaux que le sculpteur porte sur le marbre sont la cause efficiente de l'oeuvre qui prend forme.


Ensuite, la science moderne s'est définie négativement par le rejet des causes finales. Reprenons l'exemple de la statue : sa cause finale, c'est la représentation que le sculpteur a dans son esprit. Or, même si les ciseaux à eux seuls ne feront jamais une statue et que l'on a besoin d'une cause finale pour expliquer cette dernière, il n'en reste pas moins que les causes finales - l'esprit du sculpteur et son activité intentionnelle - sont réduites par la science à des causes efficientes. Pourquoi le sculpteur a-t-il ainsi conçu la statue ? Pourquoi une statue de tel dieu plutôt qu'un autre ? Etc. In fine, la conscience se trouve dissoute dans la causalité efficiente, la métaphysique réduite à la physique. Ce n'est d'ailleurs nullement un hasard si Spinoza, qui refusait les causes finales, n'admettait que le règne de la nature (de la physique) : l'homme n'est pas un empire dans un empire.

La conscience et les causes finales


Il est indéniable que la conscience n'est pas tout (mais il n'y a pas la place ici pour parler de Freud et encore moins de Jung). Il est hors de conteste que la finalité a entravé le progrès de la science moderne : la théorie de l'évolution, pour ne prendre que cet exemple, montre bien qu'il est plus pertinent de conceptualiser un processus aveugle, définalisé, qui s'accomplit à travers des mutations aléatoires et la sélection naturelle. Il n'en reste pas moins qu'il n'est pas satisfaisant de conceptualiser exclusivement le monde comme un lieu d'objets, marqué par la neutralité axiologique [1]. Si, selon la science moderne, tout se vaut ; si, par exemple, tous les points de l'espace sont indifférents, alors à quoi bon se déplacer de l'un vers l'autre ? À quoi bon aller vers le refuge plutôt que de rester sur place?

Si nous sommes des êtres vivants - des êtres conscients - le monde est aussi pour nous un forum d'action, un lieu où nous agissons. Pour cela, nous avons besoin de valeurs : certaines choses doivent valoir davantage que d'autres et c'est vers elles que nous nous dirigeons. Les causes finales correspondent à ces valeurs, à ces fins que nous nous proposons, et il n'est pas satisfaisant de les réduire à des causes efficientes. Le sociologue Max Weber a débattu avec le marxisme sur une question similaire. Alors que Marx réduisait toute réalité à son infrastructure économique - et l'individu à ses seules motivations économiques - Weber a insisté sur le complément nécessaire à une telle approche à travers le recours à l'individualisme méthodologique et à la sociologie compréhensive. En d'autres termes, l'individu n'est pas réductible à une structure et ses actions peuvent être comprises de l'intérieur, à partir du sens qu'il leur donne. On connaît les travaux qui ont découlé de cette approche, notamment concernant l'éthique protestante. Quoi qu'il en soit, cela indique que notre conscience - que Jung assimilait à la flamme d'une chandelle - n'en reste pas moins la lumière grâce à laquelle nous éclairons notre chemin. C'est la lumière qu'elle projette en avant de nous qui nous permet d'avancer en dessinant les clartés et les ombres, en donnant du relief à un monde que la science laisse lisse et hors de nos prises. 


La narrativité de l'existence humaine


L'entreprise de naturalisation de l'être humain à partir du schéma des causes efficientes n'est pas fondamentalement dépourvu de pertinence et s'est révélée, pour nous Modernes, particulièrement efficace. Cependant, c'est elle qui nous laisse désemparés et démotivés. Comme le disait déjà Pascal : "La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance de la morale au temps d'affliction, mais la science des mœurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures". Autrement dit, savoir expliquer le monde en termes de causalité efficiente nous donne bien un grand pouvoir, celui qui nous permet selon Descartes de nous rendre "comme maître et possesseur de la nature", mais cela ne nous dit pas ce que nous devons faire. Règne de la raison instrumentale, définalisée. Or, quand on ne sait plus quoi faire - ou pourquoi le faire - c'est l'envie de vivre elle-même qui s'éteint.

Notre conscience peut bien n'être qu'une illusion et les histoires qu'on se raconte - les mythes - que des contes à dormir debout. Il n'en reste pas moins que cette narrativité de l'existence humaine est ce qui la rend vivable en nous permettant d'y inscrire nos actes. Comme le disait Sartre, c'est le projet que je forme qui me permet de me frayer un chemin dans le monde et de dépasser son agencement mécanique. Le rocher au sommet de la montagne peut être ce qui me bloque la vue ou il peut devenir le promontoire d'où j'observe le paysage. Mes actions ont une dimension métaphysique car, en fixant des objectifs, elles ne se laissent pas exclusivement déterminer par des causes mécaniques, mais configurent à neuf le monde. 

Les causes efficientes sont nécessaires à notre connaissance du monde. C'est ainsi que nous pouvons nous le représenter. Cependant, cette connaissance ne peut rendre compte d'elle-même. Il n'y a pas de connaissance en soi ou absolue. Surtout, même si elle nous permet de manipuler le monde et ses objets, elle ne nous motive pas par elle-même. Seule une finalité, comprise en termes de désir, de valeur, de morale, peut nous donner le goût de vivre. Ce n'est donc jamais une simple représentation qui peut nous servir d'objectif, mais une structure narrative, un récit, un mythe, à travers lequel nous sommes convoqués à agir. Seul cela peut nous motiver et nous donner le courage de surmonter le découragement.




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