jeudi 28 février 2019

Faut-il changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ?

Épictète (50-125 ap. J.-C.)
L'idée de changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde remonte à l'Antiquité. On la trouve chez les Stoïciens, qu'ils soient grecs (Zénon, Chrysippe, Cléanthe) ou romains (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle). Dans le Manuel d'Épictète, l'ancien esclave devenu philosophe affirmait : Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.
L'idée fut reprise au XVIIe siècle par Descartes dans la troisième maxime de sa morale provisoire : ...tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde (Discours de la méthode). La tradition a donc tranché : la maîtrise du monde est un effort vain ; mieux vaut la maîtrise de soi.

Cependant, est-il encore possible, au XIXe siècle, de trouver un sens à l'injonction stoïcienne ? La modernité techno-scientifique n'annule-t-elle pas cet idéal ? Déjà, l'idée d'un ordre du monde nous fait défaut ; l'hésitation cartésienne entre fortune et ordre du monde en témoigne. Mais, même si nous possédions cette idée, les progrès que nous avons réalisés dans la maîtrise de la nature semblent remettre en question l'idée que cet ordre puisse s'avérer insurmontable. Sommes-nous dès lors plus cartésiens que Descartes ? Alors que la modernité n'était pour lui qu'un programme à l'état naissant, nous serions désormais "comme maîtres et possesseurs de la nature", fondant l'un dans l'autre nos désirs et l'ordre du monde. 


Entre cosmos et chaos


La Voie Lactée
Pour nous, Modernes, le sentiment d'un ordre inhérent au monde est perdu. J'en veux pour preuve le fait que l'expression elle-même ne nous apparaît plus comme un pléonasme. Rappelons , en effet, qu'en dépit de certaines perturbations constatables, l'univers est en soi, pour les Anciens, une manifestation de l'ordre. À tel point que son nom signifie exactement cela. En grec, monde se dit kosmos, autrement dit le bel arrangement. Ainsi, parler d'un "ordre du monde" revient à évoquer un "bel arrangement ordonné" et à dire deux fois la même chose !

Si, selon Aristote, la Terre est le domaine du contingent (il n'y a qu'à observer les actions humaines), il suffit de se tourner vers le Ciel pour que se manifestent des mouvements circulaires, nécessaires et réguliers. Le Soleil et la Lune en sont d'assez bons exemples ; Mars, au contraire, avec son mouvement rétrograde (elle fait une boucle dans le ciel), pose problème : c'est un planêtès astêres, un astre errant ; en toile de fond se trouve la sphère des fixes, qui porte les étoiles. Ainsi, pour les Grecs, parler de kosmos, de monde, c'est désigner la structure même du réel,  c'est-à-dire son ordre intrinsèque. À cet égard, la modernité s'est construite sur l'effondrement de la notion de kosmos (1).

Être ou ne pas être maître du monde 


Ce recul de l'idée d'ordre du monde est nettement perceptible dès le XVIIe siècle, notamment chez Descartes, dont le vocabulaire et le programme oscillent et hésitent. Au point de vue terminologique, je l'ai dit, le philosophe français parle successivement de fortune et d'ordre du monde. La fortune renvoie aux événements conçus comme aléatoires et imprévisibles, l'ordre du monde à ces mêmes événements, mais dans la mesure où ils sont soumis à une norme rationnelle d'intelligibilité. Les deux termes, employés ensemble, font donc figure d'oxymore. 

Le programme d'action cartésien est lui aussi ambivalent. Il faudrait, d'une part, modifier la réalité, comme le rappelle la Sixième partie du Discours de la méthode :
...connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, [...] nous pourrions nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre [...], mais principalement aussi pour la conservation de la santé...
Mais, en même temps, prendre en compte nos échecs et, une fois que nous avons fait de notre mieux, s'en tenir uniquement à ce qui est possible pour nous :
Ma troisième maxime était [...] de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. 
Selon cette seconde approche, plus mesurée, il ne faut pas désirer la santé quand nous sommes malades ou la liberté quand nous sommes en prison, de la même façon que nous ne devons pas regretter ne pas être né Empereur de Chine. Voilà qui est résolument stoïcien.

D'une façon générale, que penser de telles hésitations, surtout si l'on considère que le mécanisme cartésien a ouvert la voie aux tentatives modernes de maîtrise du réel ? La médecine (dont il parle précisément), la biologie, la physique, ainsi que leurs applications techniques, ont accru notre domination sur le monde de façon spectaculaire. Aujourd'hui, le transhumanisme prend le relais de l'humanisme conquérant. Si, au seuil de la Modernité, Descartes hésite encore à la façon d'un Hamlet : "Être ou ne pas être maître du monde...", la Modernité, quant à elle, a choisi et se déploie sous nos yeux.

La représentation adéquate


Néanmoins, malgré les progrès de la science et l'essor de la technique, notre finitude nous rend malgré tout vulnérable. Même si nous ne percevons plus le kosmos comme l'expression d'une rationalité immanente aux événements, les phénomènes continuent de s'imposer aveuglément à nous. S'il peut nous paraître difficile de les vouloir comme le prônaient les Stoïciens (et c'est pourquoi nous luttons de tous nos moyens contre la mort), du moins pouvons-nous parvenir à les accepter. C'est le sens du concept de représentation adéquate (ou phantasia kataleptikê en grec).  

En effet, disent les Stoïciens, notre représentation du réel ne lui correspond jamais complètement. La différence entre les deux tient aux jugements que nous introduisons dans nos représentations. Ainsi, après la perte de l'être aimé, nous nous exclamons : "Mon amour est parti, c'est un malheur !" Or, c'est précisément ce jugement - et non l'événement en lui-même - qui nous trouble. Si l'amour commence, alors il peut finir ; rien de plus logique. En revanche, se lamenter sur sa fin, c'est croire que l'on peut modifier la réalité elle-même. Tenter de le faire et ne pas y parvenir, c'est se mettre en colère, céder à l'amertume et aux pulsions destructrices. De fait, si la réalité nous frustre et ne veut pas changer, pourquoi ne pas tout simplement l'anéantir ? Cependant, prendre conscience que nos représentations sont impures et les rendre adéquates au réel est à notre portée, et dans notre intérêt... La clé n'est donc pas dans la modification de l'ordre du monde, mais dans la maîtrise de nos représentations.

Face à la mort


L'exemple de la mort, qui revient fréquemment chez les Stoïciens, illustre bien cela. Et pour cause, qu'est-ce qui peut nous affliger, nous terrasser et nous conduire à l'anéantissement, si ce n'est la perte d'un être cher ? Le MacBeth de Shakespeare, lorsqu'il apprend la mort de sa femme, s'exclame : "La vie [...] est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien." Réaction d'un Moderne, qui a perdu le sens du cosmos. Or, si de facto le cosmos ne nous parle plus, ne peut-on néanmoins en appeler aux Stoïciens ?

Ainsi, nous demandent-ils, pourquoi s'étonner face à la mort ? N'est-il pas dans l'ordre des choses que les vivants meurent ? Par quel raisonnement MacBeth en est-il venu à la conclusion que ceux qu'il aime ne doivent pas mourir ? Pourquoi alors déclarer leur mort injuste ou inacceptable ? Mais, dira-t-on, si l'enfant meurt avant ses parents ? Le jeune avant le vieux ? Là encore, n'est-il pas dans l'ordre des choses que le vivant - quel que soit son âge - meurt ? Recevoir la vie, c'est recevoir la mort. Épictète nous invite alors à considérer que les êtres chers nous ont été confiés, pour un temps. Ils peuvent nous être repris à tout moment. Mais, objectera-t-on, si je n'ai pas eu le temps de leur dire au revoir ou que je les aimais. Là encore, pourquoi avoir attendu ? Est-ce la mort qui nous prive d'eux ou bien est-ce nous qui nous nous en sommes détournés ? On peut bien désirer que les morts aient vécu plus longtemps, mais pourquoi n'avoir pas agi quand il était encore temps ?


(1) Je ne peux ici que renvoyer à deux classiques sur la question : Du monde clos à l'univers infini de A. Koyré et La révolution copernicienne de T. Kuhn.

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