jeudi 14 février 2019

Puis-je comprendre autrui ?

Nos échanges avec autrui ont souvent lieu entre chien et loup, dans cette zone que nous connaissons bien, où se mêlent compréhension et incompréhension. Or, au-delà des quiproquos ou des malentendus de surface, qui souvent se dissipent, nous pouvons avoir l'impression que l'autre parfois nous échappe complètement. "Je ne TE comprends pas !" Mais, est-ce vraiment étonnant étant donné nos différences ? Néanmoins, la différence n'explique pas tout. En effet, si elle suppose l'altérité, elle ne s'y réduit pas. Comme le disait Aristote : "différent se dit des choses qui, tout en étant autres, ont quelque identité, non pas selon le nombre, mais selon le genre, l'espèce ou l'analogie" (Métaphysique, ᐃ, 9). Ainsi, la différence suppose une identité commune - notre humanité, par exemple - qui rend la compréhension possible. Comment, dès lors, expliquer que l'autre puisse malgré tout nous paraître incompréhensible ?

"Si on pouvait saisir, posséder et connaître l'autre, il ne serait pas l'autre." Emmanuel Levinas, Le temps et l'autre.


Dans le cadre d'une théorie de la communication, faire l'expérience d'un fossé infranchissable entre nous et les autres est le signe d'un dysfonctionnement. Il est nécessaire, à ce titre, de s'efforcer de mieux communiquer ; j'en parle ci-dessous, en m'appuyant sur les travaux de Carl R. Rogers. Cependant, une telle approche rend-elle compte de l'irréductible distance qu'il y a entre moi et l'autre ? Selon Levinas, comprendre l'autre, ce n'est seulement donner du sens à ses paroles ou à ses actes, mais c'est aussi l'englober (comprendre au sens d'inclure ou de contenir). On court alors le risque de le priver de ce qui le caractérise en propre, à savoir son altérité. Une fois réduit à nos cadres de pensée, l'autre paraît certes moins inquiétant et plus proche, mais comme vidé de sa substance. Nous saisissons ce qui, en lui, nous est familier, négligeant ce qui reste problématique. Or, ce sont ces aspects-là de l'autre qui m'indiquent qu'il est bien l'Autre, et non le pâle reflet de mon ego. En tous cas, la difficulté à comprendre autrui ne s'avère plus réductible à un échec de la communication ; c'est une façon de le laisser nous apparaître en vérité, dans son altérité même. 

Aller hors de soi


Dans son article Communication : Its Blocking and Its Facilitation, le psychologue Carl R. Rogers suggère une expérience permettant de surmonter les échecs de la communication (1). Voici ce qu'il propose, lorsque nous sommes en train de nous disputer :
Interrompez un instant la discussion et instituez la règle suivante : "Chaque personne ne peut soutenir son point de vue qu'après avoir reformulé les idées et les sentiments de celui qui vient de parler, d'une façon qui apparaisse satisfaisante à ce dernier."
Dans son dernier ouvrage (2), Jordan Peterson souligne deux avantages liés à la mise en œuvre d'une telle expérience. D'abord, un tel procédé permet de ne pas simplifier, parodier ou déformer la position de l'autre. En effet, nous avons souvent tendance, dans nos conversations, à envisager de façon superficielle l'opinion d'autrui. Or, reformuler son point de vue peut nous permettre d'en saisir la valeur, voire nous apprendre quelque chose de nouveau. En tout cas, même si nous choisissons par la suite de camper sur nos positions, cela nous aura au moins permis d'approfondir nos propres idées et d'améliorer nos arguments.


Carl R. Rogers (1902-1987)

Ensuite, procéder de la sorte peut nous aider à véritablement comprendre ce que l'autre dit. "Sounds simple, doesn't it ?" demande Rogers avec un brin de malice. S'il est certes difficile d'interrompre une dispute où les émotions et les affects sont exacerbés, il existe une autre difficulté, plus fondamentale. En effet, restituer le point de vue d'une personne revient à entrer dans son univers et à percevoir le monde à sa façon. Le risque est donc de s'en trouver soi-même changé, de voir notre attitude ou notre personnalité modifiées. Comprendre ce que l'autre dit n'est pas un processus neutre. Nous prenons alors conscience de son point de vue. Or, la conscience s'oppose à la simple connaissance dans la mesure où la connaissance reste extérieure à son objet. A contrario, la conscience possède une dimension pratique et subjective ; elle modifie le sujet qui l'éprouve. Ainsi, nous pouvons soutenir que nous avons compris l'autre, mais qu'est-ce que cela signifie si rien ne change dans nos paroles ou dans nos actes ? Chercher à comprendre ce qu'il dit, c'est donc s'engager sur un chemin qui mène hors de soi. Et, quoi qu'on en dise, cela demande énormément de courage. 


Écouter



Admettons un instant que nous ayons un tel courage. Rogers nous soumet alors plusieurs moyens pour d'enrichir et améliorer la communication avec autrui (3). Il en mentionne quatre : écoute, congruence, amour et liberté. Je ne parlerai que des deux premiers.

De façon générale, il n'est sans doute pas faux de dire que nous écoutons peu et mal. Nous aimons davantage être écoutés. Cependant, il peut être très enrichissant d'écouter. Dès que nous grattons sous la surface des conventions sociales, la plupart des personnes s'avèrent extrêmement désireuses de parler et, surtout, racontent des histoires proprement stupéfiantes. Pour illustrer l'importance de l'écoute, Rogers prend l'exemple d'un donjon : certains parmi nous vivent tels des prisonniers dans un donjon, coupés des autres et du monde. Ils communiquent en morse, tapotant leur message sur les murs de leur cachot : "Est-ce que quelqu'un m'entend ?" Vient alors un jour une personne qui leur répond. "Oui, je suis là, je vous écoute." Cette réponse, dit Rogers, les délivre de leur solitude et leur permet de redevenir des êtres humains. L'écoute n'est donc pas une attitude passive, mais fondamentalement active. Elle est ce qui nous permet de traverser les murs du donjon, les multiples couches de sens enveloppées dans ce que l'autre nous dit.

Mais, objecterons-nous, certaines personnes ne méritent pas qu'on les écoute. Elles sont réellement ennuyeuses et inintéressantes. Néanmoins, une telle remarque nous en apprend plus sur nous que sur elles. De fait, ce n'est pas parce que les gens sont insipides qu'il faut éviter de les écouter ; c'est parce que nous ne les écoutons pas qu'ils semblent ennuyeux.


Être écouté


Réciproquement, nous aimons être écoutés, mais - et c'est très important - sans être jugés ou évalués. Si juger, comme le dit Malraux, c'est ne pas comprendre, alors se sentir jugé, c'est rester incompris  "Je peux témoigner, confesse Rogers, que lorsqu'une personne vous écoute vraiment sans vous juger, sans essayer de prendre vos responsabilités à votre place, sans essayer de vous influencer, ça fait sacrément du bien." Il n'y a d'ailleurs rien de plus décourageant, poursuit-il, que de partager quelque chose de très personnel et de se rendre compte que l'on n'est pas écouté et que notre message n'est pas reçu.

"Juger, c'est de tout évidence ne pas comprendre, 
puisque si l'on comprenait, on ne pourrait plus juger." 
André Malraux


Néanmoins, l'écoute dont il est question ici n'a rien à voir avec celle, superficielle, qui peut flatter notre ego. Être écouté exige de notre part que nous parlions vraiment et il n'y a certainement rien de plus de triste que d'offrir un flatus vocis, des paroles vides, à celui qui nous écoute vraiment. En ce sens, l'écoute renvoie à ce que Rogers appelle la congruence (et je lui sais gré de ne pas parler ici d'authenticité). La congruence correspond à la mise en phase de ce que l'on vit (ou ressent) avec ce dont on est conscient et ce que l'on exprime. Elle nous permet ainsi de parler de nous et nous rend véritablement digne d'une écoute attentive.

La caresse


Jusqu'à présent, nous avons envisagé la compréhension sous l'angle exclusif de la communication : comprendre ce que l'autre dit. On tente alors de se mettre à sa place par une sorte de sympathie ou d'Einfühlung (de ein, à l'intérieur et fühlen, sentir/ressentir). Néanmoins, ce genre d'effort contient, selon les termes de Levinas, une visée totalisante. Si, selon ce dernier, il demeure résolument impossible de comprendre l'autre, au sens étymologique du terme (de cum-prehendere, contenir en soi), c'est parce qu'en le comprenant, je détruis son altérité.

À l'appui de cette idée, Levinas repense la nature de la relation amoureuse grâce à une phénoménologie de l’éros centrée sur le concept de caresse. Ce faisant, il remet en question la vision platonicienne de l'amour qui apparaît  dans Le Banquet. Le mythe qu'Aristophane y rapporte présente les hommes comme primitivement doubles ; mais, coupés en deux par la colère des dieux, ils ne cesseraient depuis lors de chercher leur moitié manquante pour recomposer la totalité originelle. À rebours de cette idée, la caresse permet de repenser le rapport à l'autre :

La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s'échappe sans cesse de sa forme vers un avenir - jamais assez avenir - à solliciter ce qui se dérobe comme s'il n'était pas encore.


Emmanuel Levinas (1906-1995)
On peut déjà remarquer que la caresse, comme manifestation de l'amour, ne fait qu'effleurer son objet, en restant à sa surface. Peut-être même la caresse ne porte-t-elle pas sur un objet, puisqu'elle ne veut rien saisir, mais seulement solliciter. En tout cas, comment ne pas voir dans ce rien, qui s'échappe et se dérobe, la figure même de l'autre. Ce dernier, en effet, tant que je ne l'enferme pas dans une catégorie, que je ne l'objective pas ou que je ne le réduis pas à ce que je crois connaître, m'échappe fondamentalement. Il m'apparaît dans son échappement même. Dès lors, autrui n'est pas celui qui s'offre à moi de mauvaise grâce, restant en retrait alors qu'il pourrait s'avancer dans la lumière. Si je ne le comprends pas - au sens plein du mot - c'est en raison de son altérité même. L'amour, à travers la caresse, témoigne qu'il est néanmoins possible d'accueillir l'autre en tant que tel, en son altérité. Comme le dit Levinas : 


"Ce qu'on présente comme l'échec de la communication dans l'amour constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l'autre est précisément sa présence comme autre." 


(1) Je dois la découverte de Carl R. Rogers à Jordan Peterson qui le cite dans son dernier livre 12 rules for life, "Rule 9". 
(2) Jordan Peterson, 12 rules for life
(3) Rogers évoque cela dans son article "Being in relationship", repris dans le volume Freedom to learn, Bell&Howell, 1969. 

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