vendredi 1 février 2019

Peut-on désirer autre chose que d'être heureux ? [2/2]

Sérieusement ?
Lorsque nous avons quitté Kant la dernière fois, nous en étions restés à l'idée que le devoir importe davantage que le bonheur puisqu'il constitue une fin digne de l'homme. Cette dignité s'explique par deux raisons. D'abord, la raison humaine n'est pas réductible à un simple instrument de calcul - la raison instrumentale - au service de fins égoïstes, mais elle est une puissance pratique. Autrement dit, le pouvoir de choisir  le Bien en soi (das Gut) au détriment du bien pour nous (das Wohl). Ensuite, la maxime du devoir est limpide et l'impératif catégorique tranche par sa clarté intrinsèque. C'est ce que l'on ne peut pas ne pas faire. Si je trouve dans la rue un porte-feuille rempli de billets, je sais que je ne dois pas le garder. A contrario, le désir de bonheur nous plonge dans le dédale des impératifs hypothétiques : si je fais x, il se passera y ; mais si je fais z... tout cela, sans aucune certitude quant au résultat de nos actes. Faut-il alors considérer que l'affaire est jugée et le bonheur indigne de nous ?

Le clair-obscur du devoir


Kant (1724-1804)
Ce n'est pas si simple, car, d'une part, Kant n'abandonne pas la perspective du bonheur et, d'autre part, minimise la portée de la morale. En effet, dit-il, se soucier de son bonheur personnel, peut constituer un devoir, étant donné qu'une trop grande indifférence à nous-même nous rendrait insensible et incapable de faire notre devoir. La quête du bonheur n'est donc pas entièrement à bannir. D'autre part, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant imagine que même une personne semblant agir de façon entièrement désintéressée pourrait, en son for intérieur, éprouver un soupçon de satisfaction personnelle. Or, ce simple contentement de soi éprouvé par celui qui "fait sa B.A." ruine la moralité de l'acte. À tel point, conclut le philosophe, qu'il est probable qu'aucune action véritablement morale n'ait jamais été accomplie en ce monde. Au-delà de ces deux restrictions, le kantisme s'attache fondamentalement à hiérarchiser bonheur et moralité. Le Souverain Bien est présenté, dans la Critique de la raison pratique, comme l'union de la moralité et du bonheur. Agir moralement, par devoir, c'est se rendre digne d'être heureux. Le bonheur arrive par surcroît, mais il ne nous appartient pas de le faire advenir. 

Kant contre Hobbes


Le devoir n'éclipse donc pas totalement le bonheur. Il est indéniable, cependant, qu'il s'en dégage une odeur de sacrifice. Il nous appartient de mettre en sourdine des désirs guidés par l'imagination et obnubilés par le bonheur et de mettre en avant une volonté éclairée par la raison et œuvrant pour la moralité. Il n'en reste pas moins que la force du message kantien tient à sa conviction fondamentale, à savoir que l'homme est capable de faire le bien.

Le Léviathan
Cela est manifeste dans l'opposition de Kant à Hobbes sur le plan politique. Comme ce dernier ne voit en l'homme qu'un animal plus rusé et plus dangereux que les autres, se servant de sa raison comme d'un outil pour atteindre ses fins, l'État qu'il propose est un Léviathan. Ainsi, à l'instar du monstre biblique qui lui donne son nom, il règne par le truchement des passions, en inspirant crainte et terreur aux hommes. Est-il besoin de dire que Hobbes ne croit ni au libre-arbitre ni à une raison capable d'infléchir les passions ? A contrario, Kant fonde la République sur la raison pratique (et non instrumentale) comme capacité à faire le bien. Il ne s'agit certainement pas, de son point de vue, de faire preuve d'angélisme et de penser naïvement que l'homme ne nourrit aucun intérêt égoïste. Plutôt de croire en sa capacité à les mettre à distance. En ce qui nous concerne, à l'heure où les caméras de surveillance se multiplient, vaut-il mieux s'en remettre à l’Œil omniscient du Léviathan (ou de Big Brother) pour tenir les hommes en respect ou bien faire appel à la capacité que nous pourrions avoir, en nous, de respecter les autres ? Si l'homme n'est pas fondamentalement bon, faut-il en déduire qu'il est fondamentalement mauvais ? Kant a au moins le mérite de mettre en lumière la meilleure partie de nous.


L'égoïsme ou comment être utile aux autres


Malgré cela, d'aucuns trouveront que le kantisme n'est pas irréprochable : recyclage du christianisme, défense du sacrifice, mise en avant du libre arbitre, etc. Cependant, qu'on le veuille ou non, le christianisme imprègne notre culture et nous donne à penser. On ne peut pas simplement le rayer d'un trait. L'idée de sacrifice, quant à elle, n'est pas juste bonne à jeter à la poubelle. Qu'on songe au travail, au sacrifice d'un plaisir immédiat pour un plus grand bien à venir ; nous le pratiquons tous, avec profit. Enfin, le libre arbitre, quoi qu'on en pense, hante nos représentations. Peut-on simplement s'avouer déterminé et, partant, irresponsable au motif que la liberté serait une illusion ? Quoi qu'il en soit de ces questions, je souhaiterais conclure en abordant la question de l'égoïsme. En effet, si Kant donne la primauté à la morale, c'est pour mettre en avant l'altruisme et le désintéressement. Mais est-ce réellement convaincant ?

L'altruisme, bien qu'il ait souvent bonne presse, n'est ni exempt de contradiction ni forcément positif dans ses effets. D'abord, comme le faisait remarquer Nietzsche, ceux qui prônent l'altruisme ont intérêt à le faire. Ils sont intéressés par le désintéressement, parce qu'ils peinent à affirmer leurs intérêts. Ils les expriment à leur façon, de manière minimaliste, sous couvert d'altruisme. Ensuite, comme l'a encore récemment souligné Jordan Peterson, l'empathie peut être réellement néfaste. Nietzsche lui-même exécrait la pitié, pourtant si chère à Rousseau et à Schopenhauer. En effet, vouloir faire le bien pour les autres a souvent des conséquences désastreuses : on cause plus de mal que de bien et, surtout, on prive l'autre de son autonomie. Enfin, il faut, à l'instar de Rousseau, distinguer amour-propre et amour de soi. Si le premier n'est qu'un narcissisme stérile, le second renvoie à l'exigence de prendre soin de sa personne. Or, veiller à ses propres intérêts, c'est se rendre utile aux autres. Dans son roman Atlas Shrugged (1), Ayn Rand développe cette idée. Un passage met en scène un riche industriel (Hank Rearden) qui refuse d'engager son frère par pure charité ; ce dernier, en effet, lui demandait un travail en raison de leurs liens familiaux et en dépit de son incompétence. Rearden préfère offrir alors le poste à un jeune homme qui, grâce à son travail et ses efforts, s'en est rendu digne.

Dans le cadre de cette pensée "égoïste", où le sujet devient le centre de gravité, la recherche du bonheur prend un autre sens. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle n'apparaît pas, contre Kant, comme une priorité. Déjà Nietzsche critiquait l'idéal du bonheur : souvent assimilé à la satisfaction de nos désirs, ce serait une façon de les abolir, de trouver enfin le repos. A contrario, la volonté de puissance est un processus d'intensification. Chaque objet sur lequel porte le désir n'est que l'occasion d'accroître le désir lui-même. Plus récemment, J. Peterson a insisté sur la nécessité de donner du sens (meaning) à sa vie plutôt que de chercher bonheur. En effet,  le bon-heur est, par définition, bonne fortune, autrement dit un état fondamentalement aléatoire. S'en remettre à lui, c'est donc s'appuyer sur une base bien fragile. Inversement, le sens se définit par la visée d'un objectif qui oriente nos actions. Les progrès en vue de cet objectif peuvent être sources de joie (d'émotions positives, plutôt que de bonheur), mais, plus important, en l'absence de telles émotions, le simple fait de poursuivre un but, un telos, nous accompagne et nous soutient. Cela ne nous rend peut-être pas insensible à l'adversité, mais du moins plus courageux.


En définitive, plutôt que le bonheur, on peut prôner le désespoir. En effet, si espérer, c'est attendre que les événements nous soient favorables (c'est la définition du bonheur), alors nous pouvons attendre longtemps. Au contraire, être désespéré, c'est s'en remettre à soi, se fixer des objectifs et les moyens pour les atteindre. Le bonheur viendra ou ne viendra pas, mais au moins nous agirons, avec détermination.

(1) En français, La Grève ou La Révolte d'Atlas. 

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