mardi 15 janvier 2019

Peut-on désirer autre chose que d'être heureux ? [1/2]

Aristote (384-322 av. J.-C.)
Une telle question semble, au premier abord, incongrue. Comment imaginer que le bonheur ne fasse pas partie de nos désirs les plus fondamentaux ? Comment même éviter de le placer au fondement de tous nos désirs ? Aristote le soulignait déjà dans son Éthique à Nicomaque: si chaque activité vise un bien qui lui est propre (la santé pour la médecine, la victoire pour la stratégie, etc.), aucune de ces fins ne vaut en elle-même. Elle n'est jamais qu'un moyen en vue d'une fin supérieure. Par exemple, la victoire permet de vivre en paix, la paix renvoyant à son tour à d'autres fins.
Bref, rien ne vaut en soi et pour soi, si ce n'est justement le bonheur. En effet, pourquoi désirons-nous être heureux si ce n'est... pour être heureux? Pascal, dans ses Pensées, approfondit l'idée: 

Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre.

Ainsi, tout le monde, y compris le suicidaire, désire être heureux. Il n'y aurait à cela aucune exception, et derrière l'apparent chaos des actions humaines, au-delà des contradictions observables (les uns font la guerre, les autres ne la font pas), il y aurait un unique but, un telos commun à tous: le bonheur ou Souverain Bien. Ce bien qui vaut en soi et pour soi et non en vue d'autre chose. 

Condamnés à chercher le bonheur ?


Bien que les philosophes prennent souvent à rebrousse-poil le sens commun, il semble qu'ici l'autorité d'Aristote et de Pascal nous conforte dans notre sentiment immédiat. Mais, de quel sentiment s'agit-il ? Est-ce, d'une part, le fait que nous ne pouvons pas échapper au bonheur ou, d'autre part, que le bonheur est le suprême désirable ?

Si l'on comprend bien Aristote et Pascal, le bonheur serait comme le chewing-gum collé à notre chaussure et dont nous avons tant de mal à nous débarrasser. On a beau s'agiter en tous sens, il ne s'en va pas. Il est l'horizon ultime de nos actes, même les plus insignifiants. Pire, viser le contraire du bonheur, c'est encore viser le bonheur. De façon exemplaire, Schopenhauer nous rappelle que le suicidaire ne refuse pas la vie en soi, mais la vie telle qu'elle lui est échue. Il refuse donc la souffrance et rêve d'une vie meilleure. En s'ôtant la vie, il désire bel et bien être heureux. On pourrait alors appliquer au bonheur ce que le sociologue Paul Yonnet disait des célébrations : on n'est "jamais tout à fait libre de ne pas participer à une fête". Déjà condamnés à être libre, comme disait Sartre, nous serions de surcroît condamnés, non à être heureux, mais à désirer l'être.
Toutefois, cette perte de liberté pourrait se voir compensée par la nature même du bonheur. Qu'y a-t-il, en effet, de plus désirable que le bonheur ? Nous ne sommes pas condamnés à désirer passer nos vacances avec nos beaux-parents ou à faire nos devoirs ; non, nous sommes condamnés au bonheur : à faire ce qui nous plaît et à voir ceux que nous aimons. Dans ces conditions, ne serait-ce pas alors un acte de folie de croire qu'on peut se débarrasser de ce qui oriente toutes nos actions, surtout quand cet horizon est le bonheur lui-même, ce qu'il y a de plus désirable ?


Le bonheur, un idéal de l'imagination


Pourtant, notre interrogation ne nous lâche pas : peut-on désirer autre chose que d'être heureux ? Croire spontanément que c'est impossible suppose que l'on sache ce qu'est le bonheur ou du moins ce qui peut nous rendre heureux. Or, n'en est-il pas du bonheur comme du temps ? Nous savons ce que c'est, tant qu'on ne nous pose pas la question. À cet égard, Kant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), expose de façon lumineuse les écueils qui grèvent la détermination du concept de bonheur ainsi que sa recherche.

Kant (1724-1804)
D'abord, remarque-t-il, "le bonheur est un idéal non de la raison mais de l'imagination". Plusieurs remarques s'imposent. Premièrement, la quête de bonheur ne relève pas de la logique (de logos, raison en grec) : comment faire si je désire être savant et ne pas travailler ? Être mince et manger des éclairs au chocolat ? Fonder une famille et rester libre et indépendant ? Je ne puis hélas concilier cela que dans mon imagination, faculté qui associe, sans se soucier de la logique, ce qui est antinomique. Deuxièmement, le bonheur relève du fantasme (de phantasia, imagination en grec). Autrement dit, comme tout image, il est en décalage avec la réalité et me promet davantage que celle-ci. C'est ce que j'appellerais "l'effet nouvel an" : j'imagine la meilleure soirée de l'année, je succombe au fantasme, pour finalement m'apercevoir que la réalité est décevante (alors qu'elle l'est uniquement pour celui qui l'a confondue avec son image).

Le bonheur, un idéal empirique


Rousseau (1712-1778)
Ensuite, ajoute Kant, "tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques". Ce n'est plus ici l'imagination qui s'oppose à la raison, mais l'expérience. Autrement dit, l'idée que l'on peut se faire du contenu du bonheur est empirique, entièrement guidée par l'expérience. Or, à elle seule, l'expérience ne possède aucune universalité ni aucune nécessité. Seule la raison peut prétendre à cela. De la sorte, dit le philosophe allemand, le bonheur reste un concept indéterminé et l'homme ne peut jamais dire ce qu'il désire ou veut précisément. Bien malin, en effet, celui qui connaîtrait tous ses désirs. Mais, plus important, que signifierait un tel savoir ?

En réalité, l'indétermination même de nos désirs est le signe de notre humanité, de notre liberté. Kant le répète à satiété : l'animal est pourvu d'un instinct, qui lui indique les fins qu'il doit poursuivre et les moyens qu'il doit employer. A contrario, l'homme se trouve bien démuni : il ne possède que sa raison. Charge à lui, donc, de déterminer les fins qu'il poursuivra (et les moyens qu'il y emploiera). Mais le confort, le bien-être ou le bonheur ne sont certainement pas ce à quoi il faut songer en premier. S'ils étaient la finalité de l'existence humaine, alors l'homme serait bien moins pourvu que l'animal pour y parvenir. Rousseau le faisait déjà remarquer dans son Discours sur les fondements de l'inégalité parmi les hommes lorsqu'il comparait l'homme à l'animal :

"L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice."

Ainsi se révèlent la grandeur et la misère de l'homme : l'écart qui peut le perdre est le signe d'une liberté qui se cherche. Surtout, si la raison est inapte au bonheur, c'est, dit Rousseau, qu'une fois nos désirs satisfaits ou nos objectifs atteints, ceux-ci se sont déjà modifiés. Ils reculent à mesure que nos facultés s'étendent et jamais nous ne trouvons de lieu où nous reposer. De Rousseau à Kant, le constat est simple : l'homme n'est pas fait pour être heureux, mais l'idée est double : sa constitution ne lui permet pas de l'être et ce n'est pas une fin digne de lui.

Par-delà le bonheur, le devoir


Bonheur ou devoir ???
Enfin, dit encore Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, la quête du bonheur est fondamentalement incertaine. Que l'on place son bonheur dans la connaissance, la longévité, la santé ou la richesse, aucun objectif qui ne soit sans inconvénient. Devenir plus savant, n'est-ce pas devenir plus sensible aux maux du monde ? Devenir plus riche, n'est-ce pas attirer la convoitise ? Une telle incertitude nous renvoie alors à ce que Kant appelle les conseils de la prudence. Autrement dit, à des recommandations circonstancielles que l'on suit sans être certain d'attendre son but. À l'opposé, se trouve le devoir : non plus désirer être heureux, mais désirer agir moralement. Un tel désir serait véritablement digne de l'homme, car fondé non sur son imagination mais sur sa raison. Ainsi, le devoir, pour le philosophe allemand, est la seule alternative concevable au bonheur.

Afin d'éclairer cette idée, on peut se référer à la controverse qui opposa Kant à Benjamin Constant sur la question du mensonge. La question de savoir s'il est permis de mentir était alors étudiée en lien avec un exemple : imaginons que je cache chez moi un ami poursuivi par des gens malintentionnés à son égard. Si ces derniers viennent frapper à ma porte et me demandent où il se trouve, dois-je leur dire la vérité ? La réponse de Kant est claire : dire la vérité est un devoir inconditionnel. Outré, Constant a suggéré que le devoir de dire la vérité était le symétrique d'un droit à la vérité. Ainsi, des personnes nourrissant de mauvaises intentions n'ayant pas le droit à la vérité, il serait permis de leur mentir. Cependant, l'argumentation de Kant est limpide, à l'instar du principe du devoir lui-même. Qu'en est-il précisément ?

Cacher la vérité revient, dans notre exemple, à prendre en compte le bonheur de notre ami. Il s'agit donc de s'en remettre à des conseils de la prudence. Ces conseils, selon Kant, ne sont pas catégoriques (ou inconditionnels) comme le devoir, mais hypothétiques. En d'autres termes, ils dépendent d'une condition posée comme une hypothèse : que se passera-t-il si... ? Or, réfléchir de la sorte ne peut que nous conduire à élaborer une diversité de scénarii sans aucune garantie d'atteindre notre objectif. Ainsi, je peux dire que mon ami se trouve dans une autre maison pour éloigner les malfaiteurs. Or, celui-ci peut s'être entre-temps échappé par l'arrière de la maison, mon mensonge le précipitant sur ses assaillants. A contrario, faire entrer ces derniers dans la maison aurait pu lui donner une avance précieuse. Au final, dit Kant, de tels actes restent hypothétiques, incertains dans leur aboutissement et surtout, immoraux.

Le devoir, par contraste, commande de façon catégorique ou inconditionnelle ; ce que Kant appelle l'impératif catégorique. Si je ne mens pas, c'est pas dans tel ou tel but, mais simplement parce qu'il ne faut pas mentir. De fait, si nous disons la vérité, c'est souvent au détriment de notre bonheur ou des avantages immédiats du mensonge. Il faut dire la vérité, car il faut la dire : cette tautologie résume la substance d'un devoir fondamentalement désintéressé. Alors que la considération du bonheur nous pousse à toutes sortes de calcul, le devoir nous apparaît en toute clarté, sans l'ombre d'un doute. Même un enfant de huit, dit Kant, ne se tromperait pas et saurait ce qu'il faut faire 1.


1 Par contraste avec ce qui est avantageux ou utile. 

Aucun commentaire: