mardi 1 janvier 2019

Peterson dans tous ses états

Jordan Peterson
Le titre de ce billet est un clin d’œil à un film de Woody Allen : Deconstructing Harry (1997), rendu en français par Harry dans tous ses états. Or, le problème de cette traduction tient à la disparition de la notion de ''déconstruction'', issue des philosophies de Heidegger et de Derrida. Précisons tout de même que déconstruire n'est pas détruire. Pour Heidegger, déconstruire (abbauen) la métaphysique ne revenait pas à l'annihiler, mais plutôt à mettre au jour ses présupposés, ses postulats ou ses fondements. Ainsi, en déconstruisant Jordan Peterson, mon propos n'est pas d'argumenter contre lui, ni de détruire ses idées ; bien au contraire, il s'agit d'expliciter sa pensée, ses fondements ou les chemins qui y mènent.
C'est que moi-même, j'ai arpenté certains de ces sentiers, d'où la proximité (ce qui ne veut pas dire l'accord total) que je ressens vis-à-vis de lui. Pour bien comprendre ma démarche, il n'est sans doute pas inutile de revenir sur ma rencontre avec Peterson.

La rencontre


C'est ''par hasard'' (merci les algorithmes!) que YouTube m'a suggéré une vidéo de Peterson en 2016. Le tout était filmé de façon plus ou moins artisanale : un professeur assis à son bureau, seul face à la caméra, donne un cours qui semble relever de la psychologie, tout en mobilisant une foule d'autres éléments intéressants (sur l'évolution, par exemple). Mais, malgré mon intérêt, je ne consultai qu'un nombre réduit de vidéos, fondamentalement exaspéré par les titres ''pièges à clics" qui les accompagnaient à chaque fois (les fameux clickbaits). J'ajoute qu'à cette époque, j'ignorais tout de la polémique canadienne autour des pronoms transgenres qui venait de donner à Peterson une renommée aussi soudaine que controversée. Ce n'est que bien plus tard et dans un autre contexte que mon attention fut de nouveau attirée sur ses travaux. Il était alors interviewé dans une émission dénonçant les ''nouveaux gourous''. Se pouvait-il qu'un penseur dont les idées m'avaient semblé si pertinentes fût devenu, en deux années seulement, un charlatan ?

"Je suis une nuance"


L'interview avait lieu entre Martin Weill - journaliste dont j'apprécie au demeurant le travail - et Jordan Peterson. Je m'empressais donc de la regarder. Cependant, il n'y avait aucun doute : il s'agissait d'un questionnaire à charge, plutôt que d'un réel entretien. La seule vue du visage courroucé de Weill pendant toute la durée de l'échange me laissa profondément perplexe. Il faut dire que, pour ne pas faciliter les choses, Peterson pourrait se réclamer de l'aphorisme de Nietzsche : "Malheur à moi ! Je suis une nuance" (Ecce Homo, III). C'est ainsi qu'il lutte contre le politiquement correct sans pour autant défendre des idées extrêmes ou s'en prend au féminisme sans s'attaquer aux femmes. C'est en tous cas à ce moment-là que je décidai d'approfondir ses idées. Cela me fut d'ailleurs facilité par la publication de son second livre (12 rules for life) en janvier 2018 ainsi que par le nombre croissant d'interviews de qualité publiées sur le web. C'est d'ailleurs l'une d'elles que je prendrai comme fil conducteur (Entretien avec Jordan Peterson).

Les chemins du tragique


Dans ce long entretien (presque 3 heures), Peterson énonce clairement la plupart de ses idées, ainsi que les auteurs qui l'ont inspiré. Parmi ceux qu'il cite, Nietzsche, Dostoïevski, Soljenitsyne, Jung, Panksepp, etc. ; bref, un large éventail, depuis le domaine de compétence propre à Peterson (disons, la psychologie) jusqu'à des références philosophiques, littéraires, voire religieuses (la Bible). Ce qui m'a d'abord intéressé, c'est que je partage plusieurs de ces références avec lui (Nietzsche, en particulier ; ce blog en témoigne). Ensuite, c'est le fait que j'ai également puisé dans ces références de quoi affronter ce que Nietzsche appelle le tragique de l'existence. Je le rencontrai sur un point crucial: penser n'est pas une vanité, mais le fondement même de notre existence. Je songe à titre personnel à l'appui que me fournissent les Stoïciens (Peterson, à ma connaissance, n'en parle pas - j'y reviendrai). Enfin, comme il le dit lui-même, je suis convaincu qu'une idée forte et profonde doit pouvoir s'énoncer de façon claire et concrète, surtout si elle doit nous servir de guide dans l'existence.

Les idées comme mantras


Mais, objectera-t-on, pourquoi évoquer les circonstances de cette rencontre au lieu d'aller directement aux idées ? Pour plusieurs raisons. La première est que, si les idées nous guident dans l'existence, il est également vrai qu'elles en proviennent. Ainsi, l'archéologie de nos idées n'est souvent qu'une archéologie de nos rencontres. Une autre tient à notre amour des histoires : Peterson en parle beaucoup et j'y reviendrai en détail plus loin. Nous sommes beaucoup plus aptes à suivre un récit qu'un enchaînement d'idées. Encore une autre raison tient non pas tant aux idées en elles-mêmes qu'à ceux qui les énoncent. Celles que Peterson met en avant - et il le sait - ne sont pas nouvelles. Avant lui, Nietzsche et Dostoïevski disaient la même chose ; plus loin dans le temps, la Bible ou la sagesse bouddhique en faisaient autant (je pense, par exemple, aux quatre nobles Vérités). Cependant, il était important de mettre ces idées en résonance avec notre époque. En un sens, donc, Peterson ne fait pas que répéter. Il apporte du nouveau. Enfin, je lui sais gré de nous rappeler le simple, l'évident, le profond. L'écart n'est pas entre la vérité et ceux qui ne sont pas capables de la saisir, mais en nous-mêmes, entre le savoir que nous possédons et les actes que nous commettons. Combien de fois nous lamentons-nous : je le savais, mais je ne l'ai pas fait ! À mon sens, les meilleures idées sont semblables à des mantras. Leur simplicité fondamentale est là pour nous permettre de les avoir sans cesse à l'esprit, de nous les répéter, afin de pouvoir peut-être, un jour, les mettre en œuvre.

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