samedi 15 décembre 2018

Peut-on penser sans les autres?


Cet article se veut une réponse à une remarque - ou à une objection - qui m'a été faite, selon laquelle je parlerais - ou écrirais - rarement sans citer des auteurs à l'appui. Un ami me le faisait encore remarquer récemment, me donnant à comprendre qu'il s'agissait-là d'une sorte de démission de la pensée. En somme, plutôt que de dire ce que je pense, je dirais ce que les autres pensent. Au mieux, ce serait une façon de botter en touche ou de se dérober; au pire, ce serait le signe d'une absence de pensée personnelle. Or, si j'entends bien le reproche qui m'est adressé, je ne peux hélas absolument pas y souscrire. Il me semble inconsistant, si ce n'est complètement contradictoire. Pour le dire rapidement, je ne crois pas qu'on puisse penser sans les autres (ce qui ne veut pas dire laisser les autres penser à notre place). Mais cela mérite d'être justifié. C'est ce que je me propose de faire, en avançant trois séries d'arguments.

Le penseur et le perroquet


Je ferai appel, en premier lieu, à l'honnêteté intellectuelle, qui consiste à attribuer les idées aux penseurs qui les ont formulées. Même si je tiens les idées pour fondamentalement impersonnelles (au sens où, comme le dit René Guénon, elles appartiennent à tous ceux qui peuvent les comprendre et, ajouterais-je, dont elles peuvent changer la vie), il est clair qu'elles ne tombent pas du ciel et qu'on ne peut pas se les approprier, sans autre cérémonie.

Je me souviens, à ce propos, d'un petit test que j'ai mené au cours d'une conversation avec une amie. J'émis une idée sans citer son auteur ; elle me demanda presque immédiatement d'où je la tenais ; après l'avoir remercié de me croire incapable d'en être à l'origine (il s'agissait d'une bonne idée), je répondis à sa question. Cela montre bien que nous voulons savoir d'où viennent les idées (pour diverses raisons) et qu'à la question "Qui a dit cela ?", il ne suffit pas de répondre "Moi, à l'instant."

Il est certes possible que l'ignorance nous pousse à émettre des idées en notre nom propre. Il est parfaitement concevable que, par nos propres moyens, nous retrouvions des idées qui ont déjà été avancées par d'autres. Cela nous est tous arrivé, mais il est moins fréquent de remarquer que nous ne sommes pas les premiers à dire ou à penser quelque chose. Même si, au final, c'est bien l'idée qui compte, j'ai, pour ma part, assez lu pour ne pas ignorer mes prédécesseurs et parvenir à leur attribuer les idées que j'utilise ou qui me viennent à l'esprit. 

Le pire serait, au final, de s'attribuer sciemment des idées qui ne sont pas les nôtres. Mais refuser de le faire systématiquement reviendrait à mettre notre ego de côté. Dure tâche. Je me souviens de ce que Jean-François Revel disait à ce propos (voilà le genre de citation qu'on me reproche ; je n'aurai donc pas tenu longtemps !). C'était, je crois, dans son autobiographie, Le voleur dans la maison vide. Je cite (en substance) : si nous étions un peu plus honnêtes, nous ne dirions que très rarement Je pense que... mais plutôt Je répète que... Il y a d'ailleurs un test très intéressant à mener : lors de votre prochaine conversation, ayez l'honnêteté de dire Je répète que... aussi souvent que nécessaire. Mais qui préfère passer pour un perroquet plutôt que pour un authentique penseur ? L'ego, vous dis-je...

Le choix des auteurs


Ma deuxième série d'arguments tient à la notion de choix. En effet, je ferais remarquer qu'en citant les autres, je ne cite pas tous les autres. En donnant, dans mon discours, la parole aux auteurs qui me font penser, je signale ceux sur lesquels je me suis arrêté à un moment ou un autre. Je ne cite évidemment pas les auteurs que je n'ai pas lus, pour des raisons évidentes, mais, parmi ceux que j'ai lus, beaucoup ne sont pas convoqués. Cela ne veut pas dire que je ne cite que les auteurs qui sont d'accord avec moi (disons plutôt : avec lesquels je suis d'accord) ou avec qui j'ai des affinités ; de facto, bien des penseurs que je cite me mettent mal à l'aise - sur le plan intellectuel, évidemment. Or, qu'est-ce penser, si ce n'est quitter le confort de ses propres idées? En tout cas, l'idée est simple: convoquer des auteurs dans son discours, ce n'est pas démissionner ou s'inscrire aux abonnés absents, c'est déjà construire un chemin de pensée et s'engager.


Blaise Pascal (1623-1662)
À cet argument, j'en ajouterai deux autres, qui en découlent et le complètent. D'abord, prendre appui sur un auteur n'est jamais neutre. Je l'ai dit, c'est le choisir lui, plutôt que d'autres. Or, à l'intérieur même de son œuvre, on opère des choix - et ces choix en disent long sur nous et notre pensée. Je prends l'exemple de Pascal. J'ai longtemps nourri ma pensée à son contact, en lisant les fragments  des Pensées qui examinent, avec une profondeur stupéfiante, le pouvoir et les limites de la raison. Mais, j'avoue n'avoir que récemment décidé de m'intéresser à ce qui, selon lui, fonde l'ordre de la raison : l'ordre du cœur ou de la charité. L'évolution de ma lecture est bien le signe que ma pensée progresse. Ce que je vois en Pascal dévoile autant son œuvre que le regard que je porte sur elle. 



Ensuite, en tant qu'enseignant, je ne peux m'empêcher de songer aux conseils que je donne à mes élèves. Dans une dissertation de philosophie, ils renâclent à citer les auteurs : ils veulent penser par eux-mêmes et non répéter ce que d'autres ont dit. Rien de plus légitime. Cependant, citer les philosophes de la tradition, ce n'est pas renoncer à sa propre pensée, c'est la nourrir. Or, l'équilibre est dur à trouver entre la réceptivité face à la pensée de l'autre et la formulation de la sienne. Surtout quand l'autre se nomme Platon ou Kant ! Que dire après eux ? Il faut donc du temps pour construire sa pensée, d'autant plus si elle se veut personnelle et originale. Mais, ajouterais-je, il faut aussi des rencontres. C'est, à mon sens, le paradoxe de l'identité personnelle : on ne devient soi-même qu'en s'ouvrant à l'autre (les sceptiques non qu'à relire Soi-même comme un autre de Ricœur 1). 

Raison et tradition


Ma dernière série d'arguments s'appuie sur un article au titre éloquent, publié par Karl Popper dans Conjectures et réfutations, "Pour une théorie rationaliste de la tradition". Or, on le sait, raison et tradition ne font habituellement pas bon ménage. Pour illustrer cela, évoquons le cas de Descartes, penseur rationaliste par excellence. L'objectif de ce dernier était de fonder en vérité l'ensemble de ses connaissances. Ce projet apparaît explicitement dans les Méditations métaphysiques de 1641. Pour y parvenir, on le sait, Descartes doute de tout, tant est si bien que seul le doute survit à tant d'incertitude. Autrement dit, si je doute, il n'est pas douteux que je doute et que je pense. Cogito ergo sum, je pense donc je suis. Le fondement de la vérité sera, pour Descartes, le sujet pensant.

René Descartes (1596-1641)
Or, on peut se demander ce qui conduit Descartes au cogito comme étape finale du doute. Est-ce réellement par une nécessité interne à sa pensée (le doute ne peut pas s'appliquer à lui-même ni supprimer le sujet) ou bien par une nécessité externe (la volonté de mettre le sujet au fondement de la connaissance, plutôt que la tradition) ? Car, de fait, Descartes refuse toute tradition et balaie par le doute les connaissances qu'il tient de ses maîtres. Il s'agit donc bien d'une tentative de penser sans les autres. Or, s'il avait été conséquent, le philosophe aurait également douté de sa langue, français ou latin. Apprise grâce aux autres, parents ou éducateurs, elle aurait dû lui sembler douteuse. Mais, c'était là se priver de parole. D'où la question: le vrai cogito cartésien n'est-il pas en réalité mutique et, dès lors, privé d'existence ? Dit plus simplement: sans les autres, il n'est pas possible d'exister, c'est une évidence. Toutefois, il n'est pas davantage possible de penser sans les autres, quelles que soient les illusions qu'on nourrit à ce sujet.  

Aggravons, pour ainsi dire, la situation (celle de Descartes) en utilisant la remarque qui ouvre l'article de Popper. Les rationalistes, dont Descartes, ne veulent se rattacher à aucune tradition et penser par eux-mêmes. Je pense que... disent-ils. Mais, une telle attitude ne vient pas de nulle part et se rattache à une tradition, en l'occurrence la tradition rationaliste. Cette tradition existait avant Descartes. Et, de fait, celui qui aujourd'hui se targue de penser par lui-même se déclare au minimum - et à son insu -  héritier de Descartes. D'où mon reproche d'inconsistance et de contradiction en introduction. Popper approfondit l'idée en remarquant que toute connaissance ne se construit que par rapport à d'autres connaissances antérieures. Prenant l'exemple des sciences, il souligne qu'un jeune scientifique serait mal avisé d'entamer ses travaux en observant le monde à la recherche d'une nouvelle théorie. Ce n'est pas tant qu'en procédant ainsi il doive recommencer la science à zéro (tâche colossale, sinon impossible), mais qu'il ne pourrait même pas commencer. Car qu'observera-t-il, si aucune théorie ne lui dit où regarder ? Ainsi, mieux vaut se documenter sur les théories en vigueur, pour penser à partir d'elles, fût-ce contre elles.

En définitive, ce n'est qu'en se tournant vers les autres que l'on commence à penser et c'est uniquement dans la rencontre avec l'altérité que l'on peut trouver le chemin vers sa propre pensée.

1 cf. également Pourquoi désirons-nous ce que nous désirons ?, mon article du 15/11/2018.

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