samedi 1 décembre 2018

Faut-il brûler les musées ?

Longtemps, j'ai regardé les journaux télévisés avec dépit ; c'est que s'y affirme une métaphysique implicite. L'art, systématiquement, s'y trouve relégué à la fin. On parle d'abord politique, économie, relations internationales, puis, une fois l'essentiel dit, on cède la place à l'art : inessentiel. CQFD. Or, comme beaucoup, je n'ai pas le sentiment que l'art occupe une place périphérique dans ma vie. Je souscris aux propos de Merleau-Ponty : "Il n'y a [...] pas d'art d'agrément" (Sens et non-sens) et à ceux de Nietzsche qui nous rappellent que l'art ne saurait être un simple divertissement, plutôt "la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie" (Naissance de la tragédie).


Or, y a-t-il une commune mesure entre notre rapport quotidien à l'art - puisque nous écoutons, voire faisons de la musique ; lisons des romans et des bandes-dessinées ; peignons et dessinons ; dansons, regardons des films et des séries - bref, y a-t-il un lien entre l'art tel qu'il apparaît dans nos vies et l'art qui n'est ni agrément, ni divertissement ? Le problème n'est-il pas que nous serions devenus, bon gré mal gré, des consommateurs, même en matière d'art. Défaite de Nietzsche et de Merleau-Ponty ? En un sens, oui. Qu'on songe à la façon dont nous engloutissons les épisodes d'une série, le vendredi soir, affalés dans nos canapés. L'art y est-il encore un élément de la vie de l'esprit ? 1

Dans les musées, au contraire, n'aurions-nous pas l'occasion de nous confronter à l'art sans chercher à le consommer ? Le Musée comme outil au service de l'é-ducation (de ex-ducere, conduire hors de) : vive les sorties scolaires qui luttent contre l'enfermement dans un plaisir narcissique, afin de s’élever et de se transcender ! Toutefois, malgré cela, je voudrais penser l'ambivalence du Musée. Loin de moi, rassurez-vous, l'idée de les brûler. Néanmoins, n'est-il pas (comme la Bibliothèque) ce lieu qui, d'un même geste, voile et dévoile les œuvres ? Pour examiner ce paradoxe, je propose un détour: une réflexion sur l'œuvre, sa puissance, à travers le concept de "parole originaire" développé par Merleau-Ponty. Ensuite, je reviendrai à l'art et à sa place dans les musées.

La parole et la pensée 


Pour saisir la notion de "parole originaire", commençons par ce qui est dit de la parole dans la Phénoménologie de la perception. Contre l'idée que nous nous en faisons spontanément, Merleau-Ponty indique que ses rapports à la pensée ne sont pas purement extérieurs. Autrement dit, il n'y a pas la pensée d'un côté, puis la parole de l'autre. Mieux, il n'y a pas la pensée comme phénomène purement intérieur et subjectif, disons mental, et la parole comme son expression objective et vocale. Pour éclairer cette idée, songeons au fait de parler. Que faisons-nous alors? Nous improvisons, tout simplement. Nous parlons, sans savoir ce que nous allons dire dans l'instant qui suit. Il n'y a pas d'abord  une pensée qui se formerait en nous, puis qui s'exprimerait ensuite. Notre pensée vient en même temps que notre parole. Parler, c'est penser:
L'orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant qu'il parle; sa parole est sa pensée.
 Mais, objectera-t-on, il nous arrive bien de penser, puis de parler ensuite. A cela, répondons d'abord que la pensée en question s'accompagne, en quelque sorte, d'une parole intérieure ; autrement dit, nous ne pensons pas sans les mots, qui expriment la pensée. Une pensée sans mot n'est donc pas concevable.
Mais, plus important, il nous arrive de ressentir ce que Merleau-Ponty appelle les "gênes" du langage. Après avoir réfléchi et pensé, le simple fait de s'exprimer semble ou bien trahir notre pensée, ou bien l'empêcher de s'exprimer clairement. Le langage serait donc l'instrument qui permet d'exprimer la pensée, mais aussi celui qui la trahit ou la dévie. Dans cette optique, les moments où le langage semble s'ajuster parfaitement à ce que nous pensions nous apparaissent comme des moments de grâce. Or, peut-on réellement croire que nous aurions en nous une pensée claire et limpide, qui déchoirait en s'exprimant maladroitement? N'est-ce pas plutôt que nous prenons acte de notre pensée à travers la parole; qu'en parlant, la pensée se met en forme, se précise, pour devenir enfin consciente d'elle-même? 

La parole originaire


Néanmoins, il est vrai qu'une précision s'impose et Merleau-Ponty l'explicite dans une note; la parole originaire: 
[c'est] celle de l'enfant qui prononce son premier mot, de l'amoureux qui découvre son sentiment, celle du "premier homme qui ait parlé", ou celle de l'écrivain et du philosophe qui réveillent l'expérience primordiale en deçà des traditions.
Elle se distingue de ce qui est appelé "parole sur des paroles", qu'on peut nommer bavardage et qui correspond à l'usage ordinaire que nous faisons du langage. Dans la parole originaire, le sens ne préexiste pas à la parole sous forme de pensée: l'enfant qui parle pour la première fois est, en même temps que locuteur, spectateur du sens des mots qu'il prononce - et qu'il ne maîtrise sans doute pas totalement. Il en est de même pour l'artiste : l'œuvre qu'il crée n'a pas un sens qui lui préexiste, que l'artiste maîtriserait et dont elle serait l'expression seconde; l'oeuvre signifie par elle-même. C'est encore le cas pour l'amoureux, ou tout autre personne qui parle réellement: "découvrir" son sentiment, comme dit Merleau-Ponty, c'est à la fois le dévoiler à l'autre, mais aussi en prendre conscience. En disant mon amour à l'autre, je le réalise au double sens du terme: je m'en rends compte en même temps que je le fais exister. Et, pour ma part, je dois bien avouer qu'en écrivant cet article, je réalise ma pensée, car celui-là déborde de toutes parts l'idée que je m'en faisais avant de l'écrire.

L'art et la fondation de la culture


Mais, demandera-t-on, quel rapport avec l'art ? et le musée ? Disons déjà que la "parole originaire" ne désigne pas uniquement le fait de parler (d'utiliser sa voix). On l'a compris, elle est fondamentalement l'expression d'un sens, qui se trouve dans nos paroles, mais aussi dans nos gestes, nos écrits, nos œuvres, etc. De ce point de vue, l'artiste "parle" à travers ses créations ; il parle, dit Merleau-Ponty dans Sens et non-sens ("Le doute de Cézanne"), comme "le premier homme a parlé et peint comme si l'on n'avait jamais peint". En d'autres termes, son œuvre n'est pas "la traduction d'une pensée déjà claire, puisque les pensées déjà claires sont celles qui ont déjà été dites en nous-mêmes ou par les autres."

Comment dire plus explicitement qu'une pensée claire relève de la parole sur des paroles. On redit ce qui a déjà été dit et dont le sens est déjà connu. C'est comme si je peignais à nouveau la montagne Sainte-Victoire dans mon salon (si tant est que j'en sois capable) : à proprement parler, cela ne voudrait rien dire. C'est comme quand je tiens des propos convenus ou des banalités, autrement dit lorsque je bavarde : on sait ce que je veux dire, car, précisément, je ne dis rien.
Au contraire, l'artiste qui crée "assume la culture depuis son début et la fonde à nouveau" (Sens et non-sens). L'œuvre, de ce point de vue, n'est pas un objet de culture, que l'on peut identifier et que l'on reconnaît, dont le sens serait fixé et maîtrisable, mais c'est un surgissement, une fondation, le jaillissement d'un sens nouveau, impossible à cerner en tant que tel. En sa qualité de parole originaire, l'œuvre nous oblige donc à écouter, car ce qu'elle dit n'a jamais été dit auparavant, par quiconque. 

L'œuvre: entre pieuvres et langoustes 


Je le disais en introduction, l'idée qui a donné naissance à ce billet s'enracine dans un sentiment ambivalent et que j'ai toujours éprouvé en visitant les musées. D'une part, la sensation d'entrer de facto en contact avec l'art, d'éprouver ce que Walter Benjamin appelle l'aura d'une œuvre d'art. Rien de comparable, en effet, entre la reproduction sur papier glacé d'un tableau de Pollock et la confrontation avec la toile même: cinq mètres de haut, quatre mètres de large, un lacis multicolore de coulures et de projections épaisses. Mais, d'autre part, le sentiment d'entrer au musée comme on entre dans un cimetière, dans le silence et le recueillement, devant les œuvres figées dans leur froid repos. Comme le dit Merleau-Ponty dans Signes:
Le Musée rend les peintres aussi mystérieux pour nous que les pieuvres ou les langoustes. Ces œuvres qui sont nées dans la chaleur d'une vie, il les transforme en prodiges d'un autre monde, et le souffle qui les portait n'est plus, dans l'atmosphère pensive du Musée et sous ses glaces protectrices, qu'une faible palpitation à leur surface.
 Ainsi, d’œuvres, les créations déchoient au rang d'objets de culture, si ce n'est de curiosités. Comme les fossiles au Muséum d'histoire naturelle, elles ne sont que la trace inerte d'une vie pourtant débordante. Désormais classées et inventoriées, leur sens est, semble-t-il, maîtrisé ; les joies et les colères qui les ont vu naître sont oblitérées par la présence désormais muette d'une œuvre qui ne nous parle plus, ou si peu:
Pour lui [l'artiste], il a travaillé tout une vie d'homme, - et nous, nous voyons son œuvre comme des fleurs au bord d'un précipice. 
C'est donc là l'effet ambigu du musée, qui donne une tribune aux œuvres, en même temps qu'il en étouffe la parole originaire, cette charge de sens qu'elles déploient au devant d'elles-mêmes. Rangées par époque, par style, par courant, nous pensons en maîtriser le sens. Sans doute est-ce dans l'atelier de l'artiste, dans l'art qui se fait plutôt que dans l'art fait, que ce sens naissant, encore frais, est davantage audible. Cependant, je ne renonce pas à croire que, dans le silence du Musée, chaque œuvre puisse nous parler. Bien souvent, il m'est arrivé de m'y rendre pour une seule œuvre, car il en va de l'art comme de la vie : une seule rencontre pour nous bouleverser à jamais...
Inessentiel, disions-nous?

1 Je renvoie, sur ce point, à l'essai de Finkielkraut : La défait de la pensée, Gallimard, 1987.

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