jeudi 15 novembre 2018

Pourquoi désirons-nous ce que nous désirons ?


La question, ainsi formulée, peut paraître curieuse, voire absurde. Pourtant, la réponse que l'on peut tenter d'esquisser ne sera sans doute pas dépourvue d'enseignement. Déjà Schopenhauer, dans son Essai sur le libre arbitre, posait une question aussi surprenante en apparence. A celui qui se dit libre, le philosophe allemand opposait l'interrogation suivante : "Pourquoi vous dites-vous libre ?" Au partisan de la liberté de répondre : "Je suis libre, car je peux faire ce que je veux." Mais, faire ce que l'on veut présuppose déjà la liberté. Autrement dit, la question qui se pose est : "êtes-vous libre de vouloir ce que vous voulez ?" ou encore "pourquoi voulez-vous ce que vous voulez, et pas autre chose ?"
Mais revenons à notre question initiale.

Spinoza : le jugement et le désir


La réponse qui nous semble la plus évidente tient aux qualités objectives de ce que nous désirons. En d'autres termes, nous désirons ce qui est désirable, ce qui est pourvu de qualités objectives telles qu'elles suscitent notre désir. Si je désire cette femme, c'est parce qu'elle est intelligente : objectivité de l'intelligence qui émane de ses paroles et de sa conduite. Si je désire cet homme, c'est parce qu'il est beau : objectivité de la beauté que manifeste son corps. Est-ce cependant aussi certain ? On le sait, Spinoza remettait en question cette idée : 
"Nous ne nous efforçons à rien [...] ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous [...] la désirons." (Éthique, IIIe partie, proposition IX, scolie). 
Ainsi, l'objet ne précéderait pas le désir - et le jugement qui l'accompagne - mais le désir constituerait la valeur de l'objet. Avant d'approfondir ces idées, remarquons simplement une chose : la femme qui brille devant moi par son intelligence peut très bien laisser indifférent mon ami . Est-ce parce qu'il ne voit pas ce qui fait que je la désire, qu'il est aveugle à ce qui la rend désirable ? C'est tout le sens de la formule de Spinoza : elle nous invite à comprendre qu'il n'y a pas d'absolu, c'est-à-dire de valeurs en soi ou déliées, mais seulement relatives, reliées à nos désirs et à la valeur que ces derniers leur confèrent. Ainsi, de même qu'il n'y a pas de Bien ni de Mal en soi (mais seulement du bon et du mauvais pour nous), il n'y a pas de Désirable en soi, mais seulement du désiré pour et par nous

Girard : le désir mimétique


Pour mieux le comprendre, appuyons-nous sur la théorie du désir mimétique telle qu'a été développée par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. D'une part, le mensonge romantique consiste dans l'illusion dont se berce chacun de nous, qui consiste à se poser aux fondements de ses propres désirs : si je désire ceci, c'est parce que j'en ai décidé ainsi.
D'autre part, la vérité romanesque serait le véritable état de choses, tel que le dévoile la littérature. En effet, remarque Girard, des romans tels que La Chartreuse de Parme de Stendhal, le Don Quichotte de Cervantès ou L’Éternel mari de Dostoïevski nous révèlent la structure du désir : une relation triangulaire où le sujet désirant se rapporte à l'objet de son désir par le truchement d'un médiateur (à la fois modèle et rival). Ainsi, le désir d'avoir tel objet serait toujours en réalité le désir d'être comme le médiateur : si l'adolescent désire jouer de la guitare électrique, c'est qu'il désire être une rockstar. De la sorte, le sujet ne désire des objets que dans la mesure où ils sont désirés (et non parce qu'ils sont désirables en soi). Qu'on y songe : pourquoi les adolescents fument-ils ? Est-ce parce que le tabac est en soi désirable (qu'on pense à son coût ou son impact sur la santé) ou bien parce qu'il est désiré et valorisé pour l'image qu'il véhicule ? Rappelons-nous les pubs Marlboro et leurs cow-boys...

La question de l'authenticité


Ainsi, le désir mimétique nous oblige à nous remettre en question, en tant que fondement de nos désirs. Or, cela signifie-t-il que nous sommes inauthentiques ? Si l'authenticité consiste à être soi-même et à désirer à partir de soi, force est de constater que nous ne le sommes jamais. Mais pouvons-nous réellement dire que notre identité, nos valeurs, nos goûts, nos désirs sont fondés exclusivement en nous et par nous ? Le mimétisme exige de comprendre l'interaction nécessaire avec autrui dans la formation de qui nous sommes. L'autre est, au sens kantien, un transcendantal : une condition de possibilité de mon existence. De fait, Girard attire notre attention dessus : l'enfant, lorsqu'il vient au monde, ne sait pas quoi désirer ; il ne peut acquérir ses propres désirs qu'en imitant ceux des autres. La création de soi ne peut pas se faire ex nihilo, à partir de rien.

Pourquoi désirons-nous ce que nous désirons ?


Le concept de désir mimétique permet d'éclaircir les rapports entre désirable et désiré. Contrairement à ce que nous pensons spontanément, nous désirons, non pas ce qui est désirable en soi, mais ce qui est désiré par d'autres. Illustrons cela par quelques situations simples. La rupture amoureuse laisse celui que l'on a quitté dans une posture douloureuse : il n'est plus désiré. En conséquence, il ne se sent plus désirable. L'entourage a beau le rassurer sur sa valeur ou ses qualités, en vain. Comme l'autre n'est plus là pour les désirer, elles ont disparu en même temps que son regard s'est détourné. Le regard, comme signe du désir, est donc d'une importance fondamentale : par son attention, il donne de la valeur. Autre exemple : qu'est-ce qui, chez l'enfant, construit la confiance en soi et le sentiment de sa valeur ? Est-ce la reconnaissance par lui-même de sa valeur en soi ? Ou plutôt le regard de ses parents, qui, en le désirant, lui signifie sa valeur ? Ainsi, l'enfant n'est sûr de sa valeur que pour autant qu'il est désiré, même s'il comprendra bien un jour que cette valeur n'est que relative (qu'on songe à la façon dont on regarde les enfants des autres...).

Bref, déterminer pourquoi nous désirons ce que nous désirons ne devrait plus apparaître au final comme une question curieuse. Il s'agit ni plus ni moins de prendre conscience des causes de nos désirs et du fait que nous ne sommes pas le centre de tout, pas même de nous-même. Alors que, dans les Méditations métaphysiques, Descartes se demandait, Que suis-je?, Pascal, plus modestement, dans les Pensées, soulevait l'interrogation suivante : Qu'est-ce le moi ? Par là, il indiquait que le moi n'est jamais qu'un objet parmi d'autres, qu'il nous incombe de chercher à connaître, sans penser détenir une position privilégié par rapport à lui. Une façon de laisser sa place à l'Autre...

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