Notre rapport à l'expérience est fondamentalement ambigu. Sans elle, il n'y a pas d'apprentissage possible, ni même de connaissance véritable. Cependant, contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, elle n'est pas en elle-même source de connaissance. Autrement dit, ce n'est pas l'expérience qui nous permet de forger nos idées. Elle serait plutôt ce qui est susceptible d'entrer en conflit avec elles, nous contraignant, bon gré mal gré, à des changements et à des réajustements. Afin de le montrer, j'aimerais procéder à l'analyse critique de l'induction ou raisonnement inductif, qui présente l'expérience comme point d'appui dans l'élaboration des connaissances. Je suivrai en cela les précieuses remarques de David Hume et Karl Popper.
Le raisonnement inductif
David Hume (1711-1776) |
Persuadez une bonne fois les hommes de ces deux principes, il n'y a rien dans un objet considéré en lui-même qui puisse nous apporter une raison de tirer une conclusion qui le dépasse ; et même après l'observation d'une fréquente ou constante conjonction d'objets, nous n'avons aucune raison de tirer aucune inférence au sujet d'aucun objet autre que ceux dont nous avons eu l'expérience (Traité de la nature humaine, I, III, 12).Autrement dit, l'expérience ne nous renseigne jamais que sur elle-même. Ainsi, constater l'existence d'un cygne blanc devrait nous conduire à une tautologie du type : "J'ai observé un cygne blanc, donc il y a un cygne blanc". Cependant, il semble que nous passions très facilement d'un cas particulier - ou d'un ensemble de cas particuliers - à des propositions générales, voire universelles. D'où la proposition : "Tous les cygnes sont blancs". La raison de ce passage tient à l'universalité elle-même, qui nous permet d'affronter les événements "[autres] que ceux dont nous avons eu l'expérience", en postulant qu'ils ressembleront à ceux ayant déjà eu lieu. Nous cantonner au niveau de l'expérience singulière nous condamnerait, en rendant l'action impossible. Seul l'universel nous permet d'évoluer dans un monde stable et régulier. Cependant, ce saut logique, du particulier à l'universel, n'est pas valide. Dès lors, comment l'expliquer ?
Une question d'habitude
Cygnus atratus |
De manière générale, s'il est logiquement incorrect de penser l'avenir sur le modèle du passé, pourquoi le faisons-nous ? Selon Hume, cela s'explique par l'habitude. Sous la pression d'occurrences répétées, nous nous habituerions à certains événements ou à certains enchaînements d'événements. Si je bois de l'eau, je m'attends à être désaltéré (plutôt qu'à mourir suffoqué), en accord avec toutes les fois où j'ai bu de l'eau. Ainsi, au mystère qui plane sur le recours au raisonnement inductif, en dépit de sa fausseté logique, Hume donne une réponse d'ordre psychologique. Affaire classée ?
Le mythe de l'induction
Karl Popper (1902-1994) |
Deuxièmement, le monde n'est pas soumis à des régularités qu'il nous reviendrait d'observer et d'enregistrer passivement, suivant en cela le long fleuve tranquille de l'expérience. Bien au contraire, percevoir des régularités suppose que nous disposions au préalable d'un critère permettant de classer les phénomènes. De façon trompeuse, souligne Popper, Hume pense les événements sur le modèle de la goutte d'eau qui creuse la pierre. Or, ces derniers présentent très rarement des similitudes frappantes entre eux. C'est plutôt nous qui trions, classons et rapprochons les éléments que nous offre la diversité de l'expérience. Autrement dit, nous n'abordons jamais les choses de façon neutre, mais armé d'attentes et de croyances pour y introduire de l'ordre, notre ordre.
Contrairement à Hume et à son explication psychologique, Popper souligne un fait intéressant : loin de consolider nos attentes vis-à-vis du réel, en imprimant en nous des habitudes, l'expérience nous apprend plutôt à nous méfier. Ainsi, elle nous enseigne que nos attentes sont souvent - si ce n'est toujours - déçues. Une personne d'expérience n'est-elle pas une personne qui sait que rien ne se passe jamais comme prévu ? Alors que nous naissons dogmatiques - qu'on observe les enfants, qui adorent les rituels et les routines - l'expérience nous rend, si ce n'est sceptiques, du moins plus mesurés.
La falsifiabilité
Une fois reconnu le fait que nous ne raisonnons pas inductivement, nous pouvons repenser le statut de l'expérience. Ce n'est pas d'elle que nous partons pour apprendre quoi que ce soit. Au départ, il y a nos croyances, nos attentes, nos préjugés... Mais, peut-on s'en tenir là ? Le dogmatisme est-il le point d'orgue de notre vie ? Bien souvent, il faut l'admettre, c'est le cas ; mais, uniquement dans la mesure où nous restons sourd à l'expérience.
Or, celle-ci intervient de façon décisive dans le raisonnement déductif, du type modus tollens. On peut le résumer sous la forme : si p, alors q ; or non-q ; donc non-p. Autrement dit, c'est une façon de critiquer nos idées et de se remettre en question au contact de l'expérience. Reprenons l'exemple des cygnes cher à Popper : si nous pensons que tous les cygnes sont blancs, un cygne blanc de plus ne prouvera jamais la vérité de cette idée. En revanche, l'existence d'un seul cygne noir en prouvera la fausseté.
En réalité, deux idées se combinent ici : d'une part, l'asymétrie du vrai et du faux ; d'autre part, la falsifiabilité. Cela signifie simplement que l'on ne peut jamais prouver la vérité d'une idée, d'une hypothèse, d'une théorie, mais seulement sa fausseté. Invérifiables, nos idées sont pourtant falsifiables. Que l'expérience les confirme des centaines de fois ne veut rien dire, tandis qu'un démenti singulier suffit à nous contraindre à les critiquer, voire à les rejeter.
Je ferai le lien, pour finir, avec une idée émise par le psychologue Jordan Peterson : si, dans notre recherche d'un partenaire, nos tentatives échouent de façon systématique, cela doit nous inciter à changer. Les démentis que nous inflige l'expérience exigent que nous modifions quelque chose en nous et il en va de même dans bien d'autres situations. Mais, pourquoi, dans ces conditions, persistons-nous si souvent dans nos erreurs ? Certes, le changement est difficile à initier ; mais, peut-être cela tient-il davantage à la ligne difficile à tracer entre ce qu'il faut conserver et ce qu'il faut modifier, surtout quand il s'agit de nous-même et de nos idées les plus chères 1.
1 Pour approfondir cette idée, deux pistes de réflexion : la façon dont on peut constamment chercher à mettre en tension ses propres idées. Sur ce point, Jordan Peterson a émis une vue intéressante concernant Fedor Dostoïesvki et Ayn Rand : alors que celle-ci ne mettrait en scène que des personnages faibles pour défendre des idées adverses, celui-ci donnerait au contraire une force considérable aux personnages auxquels il s'oppose. Deuxième piste, le film Groundhog Day (Le jour de la marmotte) avec Bill Murray. Alors qu'il est condamné à revivre la même journée, coincé dans une petite ville de province, le héros (B. Murray) la vivra finalement comme la meilleure journée de sa vie. Rien n'aura changé, si ce n'est lui... (À venir, deux billets sur ces deux idées).
1 commentaire:
Bravo pour ce très bon article !
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