vendredi 11 juillet 2008

Chapitre trentième. « Êtes-vous nietzschéen ? »

Dans une lettre à un ami, Henri Bergson remarquait que tout philosophe possède deux philosophies: la sienne et celle de Spinoza. En s’inspirant de cette remarque, il est possible de dire que toute personne possède deux philosophies: la sienne et celle de Nietzsche. Pourquoi ? D’une part, car chacun se réfère effectivement à une vision du monde et des personnes, c’est-à-dire à un ensemble de principes tacitement admis, qui lui permettent de s’orienter dans la vie. De ce point de vue, la coupure entre théorie et pratique n’existe pas et personne n’agit ou ne pense à l’aveuglette. Nous admettons tous une philosophie, celle que nous élaborons au fil de notre expérience et, au demeurant, ce sont les idées que nous formulons sur les choses qui dessinent les rapports qu'elles entretiennent avec nous. D’autre part, la philosophie de Nietzsche présente une ressemblance d’ensemble avec celle de Spinoza, ressemblance qui s’appuie sur le concept d’affirmation et qui rejoint l'idée spontanée que nous nous faisons de notre être.

En effet, le spinozisme a en commun avec le nietzschéisme de penser la vie sous le prisme de l’affirmation du sujet, de son exaltation et de la joie. Bergson ne cite d’ailleurs pas Spinoza au hasard, puisque à ses yeux la vie constitue l’élément essentiellement créateur. Or, c’est du point de vue de l’affirmation que Spinoza et Nietzsche composent des systèmes en accord direct avec les vues spontanées des hommes sur l’existence. Celle-ci se définit alors comme la recherche d’un optimum, la quête d’un faisceau de conditions favorables à l’individu et à son épanouissement. Toutefois, en remarquant cela, il semble qu’on n’ajoute rien de nouveau à la métaphysique couramment admise: certes l’homme, comme tout vivant, se définit par la recherche du bien-être, mais en quoi la promotion d’une telle idée au rang de découverte philosophique peut-elle passer pour géniale ou même originale ?
Pour le comprendre, nous devons préciser que Spinoza, comme Nietzsche, ne se situe pas sur le terrain de la vie courante, mais au niveau du débat théorique où s'engage notre vision de l’humain. Plus précisément, Nietzsche et Spinoza critiquent la séparation que l’on marque indûment entre la vie des hommes sensibles et la fiction d’une nature humaine théorique. Cet écart est particulièrement sensible dans la morale, puisque les moralistes ont de tous temps dépeint l’homme idéal sous les traits d’une inatteignable perfection, maudissant les hommes bien réels de s’éloigner d’un tel modèle. « Ils [les philosophes] croient ainsi agir divinement et s’élever au faîte de la sagesse, prodiguant toute sorte de louanges à une nature humaine qui n’existe nulle part, et flétrissant par leurs discours celle qui existe réellement. » (Spinoza, Traité politique).
Mais, ne s’agit-il là que d’une querelle de mots? Car que nous importe en définitive que les moralistes (et les «philosophes») dégoisent sans tarir sur l’homme idéal, tant qu’il nous laissent vivre en paix. Or, c’est sur ce point très précis que le nietzschéisme (aussi bien que le spinozisme) s’écarte du sens commun. En effet, à une métaphysique de l’affirmation, le nietzschéisme ajoute l’ambition du démantèlement de la métaphysique adverse: celle de la négation de la vie, puisqu'elle n’est pas sans conséquence sur la vie concrète des hommes. En d'autres termes, les systèmes moraux ne sont pas uniquement verbaux, mais ils ont un impact direct sur l'existence des hommes. Les traces qu'ils ont laissées en l’homme sont multiples, au premier rang desquelles la conscience morale.
La nature humaine n’est donc pas une fiction théorique sans conséquence, mais une arme de guerre contre une pratique humaine fondamentalement et spontanément orientée dans le sens de l’affirmation.

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