samedi 14 juin 2008

Chapitre vingt-neuvième : « Vers une nouvelle théorie du discours »

Comme nous l’avons souligné, la théorie critique du discours, telle qu’elle apparaît chez Freud, Nietzsche ou Marx, débouche sur un cercle, à partir du moment où se pose la question de l’application de ses thèses à elle-même. Concernant l’idéologie, ce dilemme a pris le nom de "paradoxe de Mannheim", qui le premier vit l’impasse où mène toute réflexion conséquente. Or, que devons-nous prendre comme option à partir de ce moment-là ? Ou bien prendre le parti d’une critique externaliste, c’est-à-dire qui se soucie uniquement, quant à un discours donné, d’aller chercher à l’extérieur de lui les conditions déterminantes de son émergence, ou bien estimer qu’un discours possède des ressources intrinsèques dont il est possible de rendre compte et qu’une mise en question doit uniquement de prendre appui sur de tels éléments.
Toutefois, face à cette alternative, une troisième voie reste ouverte, qui conjugue les bénéfices des deux précédentes, en passant le discours au crible des déterminismes qui président en amont à sa formulation, tout en prenant acte de l’autonomie qu’il convient de lui conserver. Cela étant dit, nous devons d’abord nous interroger sur l’élément caractéristique du discours, le langage, puisque celui-ci incarne la possibilité même du vouloir-dire. Autrement dit, si la prétention du discours est prétention à dire ce qui est, l’analyse du langage s’impose d’elle-même. Dès lors, la critique ne se fonde plus exclusivement sur la possible maîtrise du langage par un sujet, mais sur la structure même du langage. Cela signifie précisément de remettre en chantier la fonction mimétique du langage, dont le but serait de signifier le monde de manière univoque. Cette réflexion, nous l’entreprendrons à partir des analyses d’Austin dans How to do things with words, où apparaissent les concepts de «performatifs» et, plus largement, de forces locutoire, perlocutoire et illocutoire du discours.
Cependant, cette refonte du langage ne prendra son ampleur que si nous l’asseyons sur une nouvelle compréhension de l’objectivité, dont la signification émerge proprement avec la Critique de la raison pure de Kant, lorsque l’idée d’une adéquation entre le phénomène et la chose en soi se trouve déclarée nulle, en raison de l’impasse évidente à laquelle elle aboutit, au profit d’une objectivité déterminée selon des critères internes au phénomène, à savoir la liaison selon des lois universelles. Loin de vouloir reconduire le kantisme dans sa forme originelle, il s’agira pour nous de comprendre quel critère nous pouvons désormais appliquer au discours pour déterminer sa vérité: pour le dire d’un mot, il ne s’agira donc plus de le comparer au réel, ni de fixer les lois universelles qui président à la synthèse des jugements, mais de trouver dans sa force illocutoire les ressources nécessaires pour l’imposer comme recevable ou acceptable.
En ce sens, nous trouverons un prolongement et une confirmation de nos analyses dans ce que, d'une part, Ricœur appelle la phénoménologie de l’homme capable, et, d’autre part, la théorie des paradigmes de Kuhn. En effet, pour l’un, il s’agit de quitter le plan de la culpabilité pour entrer de plain-pied dans l’ordre des capacités; dans ce geste, c’est l’absolu qui se trouve congédié au profit de l’ordre du langage, puisque les capacités de l’homme sont d’abord dites, le seul recours que nous pouvions leur opposer n’étant pas un démenti par les faits, mais un soupçon concernant leur force performative et, surtout, illocutoire. En d’autres termes, l’homme capable nous introduit à une nouvelle dimension du vrai, compris non plus comme vérité, mais comme véracité.
Pour l’autre, le problème soulevé concerne le statut du discours scientifique. Celui-ci n’apparaît plus comme la saisie objective réel, ce qui a pour effet d’en relativiser la portée au bénéfice d’autres modes d’expression – ou de construction – du réel. Le but n’est toutefois pas de niveler les différences entre les différents ordres de discours pour destituer purement et simplement celui de la science ; au contraire, il s’agit plutôt de comprendre où s’origine la force d’une théorie scientifique, en s’interrogeant par exemple sur la manière dont elle parvient à s’imposer au sein d’un groupe de chercheurs. De ce point de vue, la science apparaîtra fondée, non pas tant sur la vérité d’un contenu théorique, mais sur la fécondité des constructions qu’elle propose. Par un choc en retour, l’introduction de l’humain dans la sphère du discours, au sens où celui-ci n’est plus émis par un sujet neutre, permettra de mettre en rapport les différentes approches du réel, en ménageant la place pour la parole mythique ou symbolique, si tant est que l’homme qui dit le monde et se dit, le fait souvent de manière indirecte, comme par métaphore.

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