vendredi 13 juin 2008

Chapitre vingt-huitième : « Les apories de la théorie critique du discours »

Voilà que nous venons d’exposer les concepts d’idéologie et d’utopie par la mise à nu de leurs composantes principales. Or, sur ce point, le marxisme se signale par le sens restreint dans lequel il entend chaque concept: l’idéologie se réduit alors à sa fonction ultime et pathologique de distorsion, de même pour l’utopie dont on envisage uniquement le caractère fabulateur, c’est-à-dire son irréelle prétention à soumettre la réalité économique et sociale à des transformations radicales. Ainsi, c’est en négligeant la déclivité des concepts, autrement dit l’éventail des nuances qu’ils suggèrent, que l’on se condamne à en manquer la fécondité. Cependant, où s’origine la tentation, propre au Marx de la maturité, de réduire tout discours à leur simple dimension idéologique et/ou utopique, comprise évidemment en un sens péjoratif ?
Sur ce point, il semble bien que ce soit la formulation de la science marxiste elle-même, c’est-à-dire le sentiment que le socialisme scientifique achève un mouvement de récollection du savoir, dont l’ultime bénéfice est d’opposer la vérité de ses thèses à la fausseté de ce qui l’a précédé. Une remarque d’Althusser est à ce titre confondante d’éloquence : «Marx met fin au règne d’erreurs conceptuelles qu’il peut qualifier d’erreurs parce qu’il avance des vérités, des concepts scientifiques […]. C’est seulement sous la condition d’avoir découvert la vérité que le savant peut alors, et alors seulement, de cette position conquise, se retourner vers la préhistoire de sa science et la qualifier en tout ou partie d’erreur, de ‘tissus d’erreurs’ (Bachelard)» (Éléments d’autocritique, pp. 26 et 46).
En somme, la remise en cause du discours, à partir des intérêts masqués qu’il manifeste à son insu, ne s’applique pas au discours qui opère cette dénonciation. Et pour cause, une telle entreprise est vouée au cercle, c’est-à-dire à la régression à l’infini. Ce que Marx entreprend pour sauver la cohérence de son propos aboutit purement et simplement à la négation de celui-ci. À l’instar de Jacobi qui en appelait à la place ambiguë que tient la chose en soi dans le système de Kant, on peut dire que, sans théorie critique du discours, on ne peut entrer dans le marxisme, mais, qu’une fois admise, cette théorie nous oblige à en sortir. Or, ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont Nietzsche échappe à un tel vice, puisque aussi bien l’éparpillement auquel est soumis le sujet, conjugué à une vision de l’être comme interprétation, empêche le surgissement de tout point de vue géométral et récapitulatif. De ce point de vue, l’ontologie nietzschéenne aboutit à la dissolution de toute saisie possible de l’être.
En effet, Nietzsche ne se prononce pas sur l’être à la manière de Platon, puisque celui-ci ne disait pas tant ce qui était (monde sensible) que ce qui devait être (espace noétique) afin que le discours demeure intelligible. Si Nietzsche se prononce quant à l’être, c’est – pour ce que vaut le paradoxe – en énonçant que l’être n’est pas, qu’il se dissout dans l’interprétation en se soumettant au schéma de la volonté de puissance. Nous n’avons affaire, par-delà les ego, qu’à une multiplicité de quanta, des points de force, dont l’expression vaut à mesure de leur intensité. D’où la place qu’occupent dans l’économie du nietzschéisme le concept de création et l’artiste lui-même: la science, dans la mesure où sa définition enveloppe la saisie du réel en vérité, tend à se rapprocher d’une expression adéquate de ce qui est ou, du moins, de ce qui est sensé être. A contrario, la création implique un acte indivisible de manifestation de l’être. Dans la morale, il ne s’agit plus de suivre des valeurs en soi, qui sont, c’est-à-dire se tiennent stables et immuables, mais de créer, de projeter de nouvelles valeurs.
Ainsi donc, le reproche auquel se soustrait le nietzschéisme, c’est celui de ne pas s’appliquer la critique qui démonte tout discours en ses fondements. Le perspectivisme, s’il préconise un nouvel infini, admet tout aussi bien celui de la régression in infinitum. Cependant, que le dernier mot du nietzschéisme réside là ou non, il appert qu’une telle position, loin de donner un coup d’arrêt à notre réflexion, la stimule et nous enjoint de repenser le concept de vérité et son critère fondamental. Ce que nous voudrions esquisser dès à présent, c’est, à partir de l’enseignement que nous avons retiré de nos précédentes analyses, une théorie positive du discours.

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