vendredi 30 mai 2008

Chapitre vingt-septième : « L’utopie »

La compréhension du triple mouvement de l’idéologie demeure incomplète si on ne la relie pas à son pendant dialectique: l’utopie. Là encore, nous reconnaissons notre dette envers Paul Ricœur, dont les fines analyses conceptuelles soutiennent notre argument.

Malgré le lien que nous établissons entre idéologie et utopie, la comparaison demeure de prime abord difficile, puisque l’utopie, à l'inverse de l'idéologie, est un genre littéraire déclaré. Elle se connaît comme telle et se revendique comme telle. Tout au contraire, l’idéologie est toujours le discours de l’autre, une parole anonyme que l’on tente de démasquer.
De plus, dès que l’on essaie de définir l’utopie par son contenu, on est surpris qu’en dépit de la permanence de certains thèmes – statut de la famille, de la consommation, de l’appropriation des choses, de l’organisation de la vie politique, de la religion, etc. – il n’est pas difficile de faire correspondre à chacun des termes des projets diamétralement opposés: abstinence ou communauté sexuelle, par exemple. Afin de pallier cette ambiguïté, nous devons nous référer à la fonction qu’assume l’utopie.
Ainsi, l’idée noyau est celle de «nulle part», impliquée dans le terme utilisé à l’origine par Thomas More dans Utopia. C’est en effet à partir de cette extraterritorialité spatiale qu’un regard neuf peut être jeté sur notre réalité, en laquelle plus rien ne peut être tenu pour acquis. L’utopie est alors le mode sous lequel nous repensons radicalement ce que sont famille, consommation, gouvernement, religion, etc. Elle apparaît ainsi comme la contrepartie exacte du concept d’idéologie compris comme intégration. L’utopie est la fonction de la subversion sociale.
Cependant, à un second niveau, l’utopie offre le contrepoint exact du concept d’idéologie en tant qu’instrument de légitimation d’un système donné d’autorité. En effet, de la même manière que les idéologies tendent à combler le vide entre l’excès de la demande en légitimité de la part du pouvoir politique et la créance que lui accordent les membres de la collectivité, l’utopie en vient toujours à offrir des manières «autres» d’exercer le pouvoir politique. Que la problématique du pouvoir soit la seule problématique centrale de toutes les utopies est confirmé non seulement par la description des fantaisies sociales et politiques de caractère littéraire, mais par les différentes tentatives pour réaliser l’utopie, depuis les phalanstères de Fourier jusqu’aux kibboutz, en passant par les communautés hippies. C’est d’ailleurs ce rêve fou qui nous conduit directement à la contrepartie pathologique de toute utopie, équivalent de l’idéologie perçue négativement dans sa fonction de subversion.
De fait, c’est parce que l’utopie procède d’un saut ailleurs, nulle part, qu’elle développe les traits inquiétants qu’il est aisé de déchiffrer dans ses expressions littéraires: tendance à soumettre la réalité au rêve ou fixation sur des schémas perfectionnistes. Certains ont même comparé la logique de l’utopie à celle de la schizophrénie: logique du tout ou rien, au mépris du travail du temps; préférence pour le schématisme de l’espace; mépris pour les degrés intermédiaires et plus encore absence d’intérêt pour le premier pas à faire en direction de l’idéal; cécité aux contradictions propres à l’action. Il n’est pas difficile d’ajouter à ce tableau clinique de la fuite dans le rêve et dans l’écriture les traits régressifs de la nostalgie du paradis perdu dissimulé sous couvert de futurisme.

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