dimanche 18 mai 2008

Chapitre vingt-sixième : « L’idéologie »

Le premier sens du concept d'idéologie: la distorsion. L’idéologie, en son sens marxiste originel, correspond à une fonction de distorsion et de dissimulation. Selon cette idée, développée dès les écrits de jeunesse de Marx (L’Idéologie allemande), l’idéologie propose une image renversée de la société; le lien est d’ailleurs clairement établi avec le procédé de reproduction des images de la camera obscura (image photographique ou image rétinienne). Cependant, le point de départ de l’idéologie se trouve dans la conception du divin présentée par Feuerbach dès L’essence du christianisme, où l’homme-sujet commence par projeter ses prédicats, c’est-à-dire ses caractéristiques essentielles, dans le concept de Dieu, puis en vient insensiblement à se considérer lui-même comme le prédicat d’un Dieu-sujet.

De manière plus élargie, la critique de l’idéologie s’étend à la version vulgarisée de l’idéalisme hégélien, dont on ne retient alors que l’écart entre, d’une part, les idées et, d’autre part, les conditions existentielles de la vie et du travail. Ainsi, les idées tendraient à constituer une réalité autonome au point d’obscurcir les conditions de la vie elle-même. Plus précisément, l’idéologie apparaît comme un discours – un ensemble systématique et objectif d’idées – dont la fonction est à la fois de masquer la nature réelle de la vie sociale (paupérisation de la masse ouvrière) et de conforter cette situation. La connotation, évidemment péjorative, du concept sera donc thématisée sous l’angle de la dissymétrie entre idéologie et praxis (Manuscrits de 1844), autrement dit autour de l’opposition entre discours de dissimulation et situation actuelle de la société. Ce n’est qu’avec Le Capital que Marx en viendra à confronter l’idéologie à la science, incluant dans la première l’utopie elle-même disqualifiée en sa qualité de discours non scientifique.
Le second sens du concept d'idéologie: l'intégration. Cependant, ce rapport entre idéologie et praxis recouvre un sens plus fondamental de l’idéologie elle-même où ce qui compte, ce n’est plus la distorsion ou la dissimulation de la praxis par l’idéologie, mais une connexion interne entre les deux termes. En effet, comment est-il possible de vivre des conflits – à propos du travail, de la propriété, de l’argent, etc. – si l’on ne possède pas déjà des systèmes symboliques qui aident à les interpréter ? En ce sens, l’image que la société contemple d’elle-même n’est-elle pas si primitive qu’elle soit constitutive de la praxis ? En d’autres termes, si la réalité sociale n’a pas déjà une dimension idéologique, le procès idéologique de dissimulation ne peut lui-même jamais démarrer. C’est parce que la société tend à produire une image d’elle-même, que cette même image s’avère susceptible de récupération ou de dévoiement. Dès lors, le procès idéologique dénoncé par Marx se greffe sur une fonction symbolique primordiale, qui consiste d'abord, pour un groupe quelconque, à se donner une image de lui-même, à se représenter ou à se mettre en scène. Ainsi, le symbolisme n’est pas tant un effet de la société, mais la société un effet du symbolisme.
Le troisième sens du concept d'idéologie: la légitimation. Toutefois, la question reste de savoir comment il est possible que l’idéologie joue ces deux rôles: celui tout à fait primitif d’intégration d’une communauté et celui, dérivé, d’une distorsion de la pensée par des intérêts particuliers. Le point crucial de l’articulation entre les deux fonctions de l’idéologie s’appuie sur un troisième sens du concept d’idéologie, lié quant à lui à l’usage de l’autorité dans une communauté donnée. En effet, la flexibilité de notre existence biologique rend nécessaire un système culturel pour organiser nos processus sociaux. Or, le besoin d’un système culturel est des plus urgents précisément au point où l’ordre social pose le problème de la légitimation du système de domination existant. La légitimation d’une domination nous confronte alors au problème de l’autorité dont se réclament la domination et le pouvoir, c’est-à-dire au problème de la hiérarchisation. Alors qu’on peut la considérer comme diffuse si on la considère simplement comme intégratrice, la place de l’idéologie dans la vie sociale se concentre dans le politique, au niveau où se posent les questions de légitimation. Le rôle de l’idéologie est de rendre possible une politique autonome en procurant les concepts d’autorité nécessaires qui la rendent sensée. Ricœur remarque d'ailleurs que la discussion apparaît d’abord chez Weber autour de la question de la Herrschaft, terme qui se traduit à la fois par «autorité» et «domination». Dès qu’une scission entre gouvernants et gouvernés apparaît, le corps gouvernant a à la fois le pouvoir de commander et celui d’imposer un ordre au moyen de la force. L’idéologie intervient alors parce qu’aucun système ne gouverne seulement par la force ou par la simple domination. Chaque système exige plus que notre soumission physique: il exige notre coopération. En ce sens, l’idéologie comme forme de légitimation persiste, car il n’existe aucun système absolument rationnel de légitimité. La légitimation implique donc nécessairement l’idéologie, notamment afin de brider les tensions dues à la prétention du pouvoir à la légitimité, prétention toujours plus importante que les croyances effectives des membres du groupe en une telle légitimité. C’est précisément de ce point de vue que l’idéologie apparaît comme un moyen terme entre l’idéologie-distorsion et l’idéologie-intégration.

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