mercredi 14 mai 2008

Chapitre vingt-cinquième : « Pourquoi nous ne sommes pas marxistes »

"S'il se vante, je l'abaisse;
S'il s'abaisse, je le vante;
Et le contredis toujours."
(Pascal, Pensées, 420)


L’attention que Nietzsche porte aux conditions d’émergence du discours est entièrement guidée par le soupçon. C’est d’ailleurs sous le titre de «maîtres du soupçon» que Paul Ricœur regroupera les efforts concomitants de la psychanalyse (Freud), du marxisme (Marx) et du nietzschéisme pour exhausser le caché sous le manifeste, autrement dit les intérêts (inconscients, de classe ou bien vitaux), qui transparaissent de manière cryptique dans tout discours, eût-il l’apparence la plus objective.

Or, le scrupule à l'endroit de la morale ascétique se formule doublement. Premièrement, la remise en cause de l’interprétation ascétique s'attelle à dénoncer la tentation absolutiste qui la hante. C’est parce qu’elle refuse d’avouer la volonté de puissance, c’est-à-dire l’intérêt masqué, qui la soutient, qu’elle se convainc de la systématicité de son propre discours. Elle pense dire ce qui est, quand elle se contente de dire ce qui est pour elle. Deuxièmement, et c’est une conséquence, l’interprétation ascétique est le signe d’une vie déclinante; elle n’est qu’un discours pathologique. Le refus même du schème interprétatif, autrement dit de l’idée que tout discours est guidée par des impératifs vitaux, s’assimile en définitive au refus de la vie elle-même. L’ascétisme est une interprétation de la vie tournée contre la vie elle-même. La position de valeurs absolues en est le symptôme le plus manifeste.
Progressivement, donc, nous nous acheminons vers un mode de pensée qui met au premier plan l’interprétation. Cependant, l’idée d’interprétation ne doit pas être à son tour mal interprétée. Une mauvais lecture du concept reviendrait en effet à la confondre avec une conception relativiste. Par exemple, si le Bien et le Mal n’existent pas, chacun est libre de poser les valeurs qui lui conviennent. Cependant, nous le verrons, ce genre d’arguments ne tient pas, dans la mesure où le relativisme, au moment où il affirme la relativité des positions singulières (mes valeurs contre vos valeurs), tient ferme l’idée de vérité. Comme personne n’est apte à déterminer ce que sont le Bien et le Mal en soi, chacun vivrait selon l’idée qu’il s’en fait.
Or, il est indéniable que, de ce point de vue-là, l’interprétation coïncide avec la perte d’un sens conçu comme repère absolu. Mais, d’un point de vue nietzschéen, c’est l’absolu lui-même qui disparaît, en sorte que l’interprétation n’est jamais diffraction du sens. L’interprétation se comprend plutôt comme construction ou contribution au sens. Elle est l’acte sémantique par excellence. Ma vision du Bien et du Mal, loin de m’éloigner de ce qu’ils sont en soi (et qui n’est plus rien désormais), donne à voir le sens que j’attribue à de telles valeurs. C’est dans cet acte de montrer que s’originent ce que l’on peut appeler les «conditions de l’interprétation». S’il nous faudra déterminer ce qu’elles recouvrent, disons pour l’instant que ces conditions, ou règles, inhibent la tentation qu’il y a à faire de l’interprétation le règne du «n’importe quoi». Par exemple, interpréter une œuvre, ce n’est jamais gloser abstraitement sur son sens, mais mettre la main à la pâte, c’est-à-dire se confronter à une matière.

Quoi qu’il en soit, il ne suffit pas d’annoncer le rôle joué par l’interprétation pour que le concept s’avère magiquement efficace. Il nous faut donc déterminer en quoi il permet de penser la radicalité du questionnement introduit par Nietzsche. Pour cela, nous confronterons brièvement les résultats du nietzschéisme et du marxisme autour de la question du statut du discours. Notre but est de montrer dans quelle mesure le marxisme peine à accomplir la révolution qu’annonce le nietzschéisme, notamment dans son élaboration du concept d’idéologie.
En effet, tant que l’idéologie marxiste s’oppose à la praxis, autrement dit aussi loin que l’idéologie apparaît comme un discours visant à masquer les conditions réelles de la vie sociale, la critique du discours idéologique fonctionne à plein. Cependant, à partir du moment où l’idéologie se trouve comparée à la science marxiste, autrement dit, c’est dans la mesure où un discours conditionné vient à être critiqué par un discours «vrai», que le marxisme oublie de se soumettre à la radicalité de sa propre critique. Dès lors, tout ce qui n’est pas scientifique est réputé faux ou «bourgeois», le vrai devenant synonyme de prolétaire. Que les intérêts assumés d’un discours puisse le faire passer pour vrai signale certainement une mystification plus grande que le travail inconscient de motifs inavoués. Au demeurant, ce que nous voulons montrer s’énonce comme suit: l’échec du marxisme relève d’une contradiction interne, due au statut bancal qu’occupe le concept d’idéologie dans la théorie du discours développée par Marx.
Au demeurant, le débat concernant le marxisme est susceptible de s’articuler sur plusieurs niveaux, à partir de deux conceptions antagonistes. Au premier pallier, les arguments en présence demeurent passionnés et ne font guère avancer le débat. Chaque parti argue de son bon droit et de la légitimité de son propos. Aussi, le démenti historique qui a été infligé au marxisme, confirmé en cela par la chute du bloc soviétique ou la conversion récente et progressive du régime chinois à l’économie de marché, fait peu pour convaincre. A contrario, l’incarnation historique du marxisme est rapidement dénoncée comme une mauvaise lecture de Marx, la tentative élaborée en URSS n’ayant que peu à voir avec la réalité de la théorie. Dans cette optique, chaque dénonciation du marxisme apparaît irrémédiablement d’essence bourgeoise. Dès lors, critiquer l’idéal communiste, ce n’est jamais critiquer cet idéal, mais «être de droite». Tout aussi stérile sera l’accumulation d’événements politiques contribuant à destituer le rêve d’une application du marxisme lui-même: l’échec cuisant rencontré par nombre de pays africains, qui ont eu leur période marxiste-léniniste, demeure interprété comme une déviation fondamentale. Rajoutons à cela les concessions que l’on s’avoue toujours prêt à faire: le communisme apparaît si séduisant dans le rêve d’harmonie qu’il nous promet que nous avons du mal à y croire ; n’est-ce pas d’ailleurs parce qu’il n’est qu’un rêve que son avènement historique n’a jamais eu lieu ? etc.
Quoi qu’il en soit de ces arguments, cette première position du problème possède une vertu propre, celle de nous faire accéder à un second degré d’intelligence de la polémique, au-delà de l’opposition entre un socialisme scientifique qui tend à dénoncer l’idéologie propre à toute pensée et une critique du socialisme qui vise uniquement à démontrer l’utopie marxiste. Ce second pallier correspond à la mise à nu et à l’explicitation des concepts en présence, en l’occurrence l’idéologie et l’utopie. Sur ce point, nous nous aiderons des thèses développées par Paul Ricœur dans ses cours sur L’idéologie et l’utopie. Aussi est-il possible de dégager trois sens distincts au concept d’idéologie; de même pour le concept d’utopie. Ces trois sens correspondent à trois niveaux d’une même dialectique, en vertu de laquelle idéologie et utopie, loin de se repousser, s’appellent et se nécessitent réciproquement. Qu’en est-il précisément ?

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