mardi 6 mai 2008

Chapitre vingt-quatrième : « Y a-t-il une épistémologie nietzschéenne ? »

La critique de la morale ascétique occupe une place centrale dans le corpus nietzschéen. C’est par elle que nous avons commencé, car elle permet d’introduire directement au nouveau régime de questionnement mis en place par Nietzsche. Cependant, il serait extrêmement réducteur de ne voir en lui qu’un moraliste acerbe à l’égard du christianisme. La critique de l’idéal ascétique – nous n’avons cessé de le répéter et nous allons tenter de le montrer dans les chapitres suivants – ne vaut rien si elle ne s’articule pas sur le projet plus radical de rénover ce que nous appellerons – faute de mieux – nos présupposés épistémologiques. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, que le Bouddhisme peut côtoyer la science, en tant qu’objet de l’attaque nietzschéenne.

Toutefois, deux précisions méritent d’être apportées. La première concerne l’absence d’un programme épistémologique clairement défini dans l’œuvre de Nietzsche. Or, loin d’être un défaut, ce manque souligne la radicalité du propos de Nietzsche, qui ne vise pas tant à destituer une épistémologie au profit d’une nouvelle épistémologie qu'il ne tend à abolir la possibilité même d’une épistémologie. Mais, deuxième précision, que devons-nous entendre par «épistémologie»? D’ordinaire, le terme désigne la philosophie des sciences, c’est-à-dire la réflexion sur la méthode scientifique, voire l’interprétation de ses résultats; pour nous, il fera référence, selon la stricte étymologie, au savoir (en grec, épistémè). L’épistémologie coïncide alors avec le projet de constituer un savoir vrai du monde. Cela implique à la fois une prétention au réalisme, c’est-à-dire la possibilité de dire ce qui est (et la croyance en un langage descriptif) et une extension de cette prétention à différents domaines de la connaissance humaine: la métaphysique (les Idées de Platon), la morale (le Bien et le Mal selon le christianisme), la science (l’électromagnétisme de Maxwell), etc. en tant que descriptions vraie du monde.
C’est en ce sens que l’épistémologie permet de dénoncer la prétention chrétienne à formuler un savoir vrai. Précisément, la revendication épistémologique sous-tendue ici revient à dire: «Nous savons ce que sont le Bien et le Mal» ou bien «Ceci est bien, ceci est mal». Ce genre de formulation procède d’une attitude réaliste, dans la mesure où l’on accrédite l’existence d’entités stables et fixes, que l’on pourrait connaître et caractériser objectivement. C’est ce genre d’habitudes que Nietzsche décèle dans la science, autour par exemple de l’utilisation des concepts de cause et d’effet. Or, il est une chose qu’il faut remarquer: la critique que Nietzsche adresse à la science de son temps ne vaut pas pour la physique quantique, qui naît au début du 20ème siècle. Et pour cause, celle-ci retrouve de son côté les plus formidables intuitions nietzschéennes, notamment lorsqu’elle remet en question notre image classique et intuitive du monde. De fait, l’impossibilité, mise en avant par la mécanique quantique, à penser le comportement des particules élémentaires selon les schémas conceptuels classiques (le couple vitesse/position) et le recours privilégié au formalisme mathématique, voire à un faisceau d’images (le couple onde/corpuscule), au détriment d’une seule représentation, signale l’importance du changement de paradigme qui s’opère: la vérité correspondance n’est plus opérante, non pas par défaillance technique des instruments, mais tout simplement parce qu’il n’existe plus d’entités ou d’objets auxquels notre discours ou nos mesures seraient censés correspondre.
Toute la destitution de l'épistémologie se concentre sur ce point précis : il n’y a pas de savoir possible, car il n’y a rien à savoir. C’est le critère de vérité qui s’effondre en même temps que s’effritent les idéaux ou les absolus de la Science classique, qui regroupe philosophes et scientifiques proprement dit, de Platon jusqu'à Newton. Les relations de savoir n’expriment alors rien autre que des relations de pouvoir.
Quoi qu’il en soit, la dénonciation de l’épistémologie – c’est-à-dire la prétention au savoir – ne peut se faire que depuis un site étranger à une telle perspective. La délimitation de ce site se fait à partir d’un groupe de concepts : interprétation, perspective, volonté de puissance, désir, infini, etc. dont le but est de permettre une sortie hors du théorique, compris comme contemplation d’objets idéaux (purement réels, c’est-à-dire tout simplement là), en direction de la pratique.

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