lundi 7 avril 2008

Chapitre vingt-troisième : « La spiritualisation du désir »

L’injonction «Deviens ce que tu es» implique une nouvelle dimension ontologique, c’est-à-dire une nouvelle manière de concevoir l’être. Alors que Dieu représente l’Être suprême, figé dans son éternelle existence, pur reflet d’une projection inversée de la vie, l’individu, qui refuse cette fixation à laquelle tend le prêtre ascétique, s’ouvre au devenir. L’être redevient mobilité et, par-là, puissance d’innovation. Mais, encore faut-il rester fidèle au devenir, c’est-à-dire au désir qui en est la figure. En effet, se focaliser sur l’objet du désir revient à oublier l’instabilité du monde et manifeste une tendance propre à l’ascétisme, qui est de chercher l’objet qui contentera et apaisera le désir. Sur ce point, si l’individu cherche de quoi satisfaire son désir infini, il est certain qu’il se fourvoie en le cherchant sur terre, car Dieu seul peut lui procurer cette délivrance: il est la substance infinie qui remplit l’abîme sans fond de son désir. Le désir terrestre s’écarte donc doublement du désir ascétique: 1° il ne cherche plus dans un arrière-monde l’objet de son désir; 2° il ne cherche plus d’objet à son désir, si ce n’est le désir lui-même.

Suivre le fil du désir, c’est désirer le désir lui-même; c’est faire du désir un absolu. Nos précédentes remarques sur la sexualité vont en ce sens, car l’attirance sexuelle n’est jamais un moyen de combler l’homme et Schopenhauer voyait juste en affirmant que la satisfaction ne procure qu’ennui. La sexualité bien comprise, c’est l’affirmation de l’aspect vivant, c’est-à-dire terrien et fugitif du désir. La sexualité n’est qu’une manière de porter à bout de bras la volonté de puissance; s’il prend à l’homme l’idée de trouver dans le sexe la fin (le telos, c’est-à-dire le but et le terme) de son existence, la clef de son plaisir, il refusera ce que la vie elle-même suppose, à savoir la transmission de l’élan vital via un corps vivant destiné à se flétrir. Désirer l’absolu du désir, faire du désir l’objet de son désir, c’est reconnaître sa propre futilité; c’est admettre que le désir devient, c’est-à-dire naît et périt. Désirer, c’est en ce sens accepter de mourir.
Cependant, le désir du désir implique une autre dimension, que l’on pourrait appeler la «culture du désir». En effet, alors que le prêtre ascétique pâtit du désir comme d'une force brute qui s’exprime en lui, il s’efforce de la faire taire par tous les moyens. Or, se cacher la cause du mal, c’est se condamner à la voir resurgir sous d’autres traits. Le prêtre estime à tort que le désir n’est bon qu’à être déraciné, telle une mauvaise herbe importune. Mais, comme le fait remarquer Nietzsche, on ne loue plus les dentistes parce qu’ils arrachent les dents gâtées. Lutter de front contre le désir, c’est manquer sa reconnaissance et sa possible spiritualisation.
Dès lors, la reconquête du désir en tant que désir nous permet d’infléchir notre vie dans son sens, tout en le cultivant. Quand le prêtre brandit des barrages, l’individu instruit du désir bâtit des canaux et oriente les flux. Ce faisant il tire profit de la force du courant, alors que le prête livre de fragiles obstacles à des puissances bien trop violentes. Un jour ou l’autre, celui-ci devra faire face à son désir, éclatant au grand jour et exigeant de sa part des comptes serrés. Quand ce jour arrivera, le désir sera depuis longtemps devenu indomptable.
Ce disant, nous entrevoyons la possibilité d’un acquiescement à la vie qui ne soit pas la simple exaltation de la force brute, mais l’affirmation par l’individu des puissances qui gisent en lui, puissances qui, désirées pour elles-mêmes, dans leur devenir radical, peuvent alors se commander plus aisément. L’idée sous-jacente à cela concerne la création de valeurs par l’individu: si celui-ci innove et tend à informer le monde, ses actes rencontrent toujours une matière. Incarner le désir, ce n’est donc pas tant suivre aveuglément son élan que déployer ses possibilités.

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