dimanche 6 avril 2008

Chapitre vingt-deuxième: «Deviens ce que tu es»

L’affirmation de la vie, sous l’espèce de la volonté de puissance, ne revient pas uniquement à reconnaître la valeur principielle de la vie, au détriment des individus. L’idée est plutôt de reconnaître que la rencontre entre la volonté de puissance et l’individualité, en laquelle elle s’incarne, produit sans cesse de prodigieuses concrétions. La lutte des instincts, que suggère l’idée de volonté de puissance, trouve alors un théâtre particulièrement fécond dans l’individu.

La citation de Nietzsche reprise de Pindare, qui donne son titre à notre texte, recèle plusieurs indices précieux. «Deviens ce que tu es», dit-elle. L’emploi de la seconde personne du singulier évoque d’emblée l’individu. L’injonction s’adresse à lui et à nul autre. Elle le presse de se conquérir dans sa singularité. Cependant, cette demande expresse a recours à la notion de devenir: «Deviens ce que tu es» et non «Sois ce que tu es». En cela, nous retrouvons l’idée que rien n’est jamais acquis, mais en perpétuelle évolution. L’individu n’est pas une chose, mais un processus. Il est plus individuation qu’individualité. Or, l’idée d’un «devenir ce que l’on est» ne signifie pas, en dernière analyse, atteindre un socle réputé stable de notre être, car cela contredit l’instabilité foncière de l’individu.
L’injonction se veut plutôt secousse; elle est une manière de secouer le joug qui pèse sur nos épaules, le fardeau des valeurs morales qui ne nous correspondent pas. Alors que l’idéal ascétique nous assène des «Sois bon», «Sois juste» ou des «Tu ne dois pas…», le nietzschéisme remet en cause ces valeurs comme inadaptées à la situation. Devenir ce que l’on est, c’est commencer par comprendre que l’on est uniquement dans la mesure où l’on devient. Instable et imprévisible, l’individu suit alors le fil du désir. Il n’a plus peur du changement qu’il introduit dans la vie ou de l’indécision qui le caractérise. Le désir, parce qu’il nous porte toujours vers de nouveaux objets, doit être recherché en tant que tel. Sur ce point, il faut éviter un double écueil.
Le premier consiste, comme le prêtre ascétique, à se concentrer sur l’objet de notre désir ou de notre volonté de puissance. Pour le prêtre ascétique, il s’agit de Dieu et de son infinité, comme seul objet susceptible de combler son manque. L’objet du prêtre, c’est la vie dans sa fadeur. Il renie le désir en désirant l’objet qui y mettra un terme. En cela, le prêtre manque le désir dans sa dimension temporelle et fugace. Le second écueil consiste à certes reconnaître le désir en son sens terrestre, mais en prenant chaque objet qu’il nous livre pour argent comptant. Sur ce point, la déception ne tarde guère à surgir. Prendre le désir comme organe de satisfaction, c’est manquer le désir en son essence. Car la nature du désir, sa vertu première, c’est de nous introduire au devenir lui-même.
En ce sens, le désir d’absolu se méprend sur l’absolu du désir; autrement dit, il occulte le désir «désiré en tant que désir». Dès lors, il ne faut pas tant désirer ce que l’on désire, que désirer désirer. Sans cela, le désir tend irrémédiablement à la fixation mortelle. Il nous faut refuser l’illusion d’un désir réconfortant et stable: acquiescer au désir, c’est s’ouvrir au devenir radical. C’est préférer le mouvement à l’être et c’est à cette seule condition que devenir ce que l’on est n’est pas un vain mot.

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