vendredi 4 avril 2008

Chapitre vingt-et-unième : « L’individu »

L’idée selon laquelle l’individu doit créer ses propres valeurs est double. Elle signifie d’abord que l’homme n’est plus asservi à un système de valeurs préétablies, au demeurant faibles et éprouvées, de telle sorte qu’elles s’imposent à lui sans réflexion: créer signifie introduire de la nouveauté. Mais, ensuite, créer ses propres valeurs indique la tâche qui incombe en propre à l’individu. Alors que l’idéal ascétique applique indistinctement les mêmes valeurs à tous les individus, l’individu émancipé se doit de créer celles qui s’appliqueront à lui et à lui seul. À cet égard, l’Église, l’État ou tout autre forme de congrégation s’annoncent toujours comme des manières d’enfermer l’individu, c’est-à-dire de lui imposer une certaine conduite, qu’il n’a pas choisie et qui le formate à son insu.

Ce qui nous intéresse pour l’instant, c’est la promotion de l’individualité. Mais, encore faut-il s’entendre sur ce que l’on doit comprendre par-là. En effet, la modernité peut volontiers passer pour l’époque reine de l’individualisme et l’on entend souvent par-là une forme d’égoïsme et de repli sur soi. L’individu nombriliste se replie sur son ego, au détriment des autres et des communautés auxquelles il peut appartenir. Cependant, nous verrons que l’individu nietzschéen ne peut pas se comprendre en ce sens, puisqu’il présuppose fondamentalement l’ouverture. Disons d’abord, en deux temps, ce qu’il faut entendre par individu.
D’un point de vue négatif, l’individu qui nous concerne n’a que peu à voir avec l’individu tel qu’il se trouve prôné de nos jours. L’uniformisation des processus de consommation et l’enrégimentement des besoins n’a contribué en effet qu’à produire des individus, au mauvais sens du terme, c’est-à-dire une collection d’êtres identiques, réputés prévisibles et qui ne retiennent aucune différence. La mode contribue ainsi à lisser les individus de manière spectaculaire, notamment à une époque où l’information circule quasi instantanément. La seule localisation géographique ne permettra plus aucune différentiation, ce qu’elle permettait auparavant. L’idée même de différence constitue à elle seule un problème de taille, au sens où elle n’apparaît plus que comme une anomalie, un écart à résorber et moins comme une chance pour explorer de nouvelles voies. À rebours de cette conception, l’individu nietzschéen est empreint de singularité.
De manière positive maintenant, l’individu ne doit pas être envisagé comme stable ou figé. L’individu n’est pas tant un être achevé qu’une personne en construction. Nous pouvons reprendre ici le concept d’individuation, tel qui a été développé par Simondon (L’individu et sa genèse physico-biologique) et selon lequel l’individu est processus ou, pour ainsi dire, mise en individualité. Dès lors, l’individu n’est jamais acquis. Il se vit sur le mode de la spontanéité et de la nouveauté. L’individu compris sous cet angle implique la surprise et l’ouverture, puisque, étant toujours en quête de soi-même, il doit se livrer à l’expérience fondamentale de l’extériorité et de l’altérité. Ainsi, il n’est plus figé dans une posture dictée par quelque instance supérieure, mais il évolue et se développe. En cela, l’individu nous introduit à la perspective du devenir.

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