jeudi 3 avril 2008

Chapitre vingtième : « L’éternel retour du même »

Face à la mort, Nietzsche nous pose la question suivante: «Quelle dose de vérité pouvons-nous supporter ?» Ce genre d’interrogation met justement l’accent sur l’importance de la maladie dans la pensée nietzschéenne. En effet, assumer la vie sans fard et sans illusions revient à se débarrasser du carcan des vieilles tutelles. L’éternité n’est promise à personne, puisque la volonté de puissance appelle la mort de l’individu comme sacrifice à sa puissance. La vie se résume à un don passager, mais un don qu’il nous revient d’exprimer et de décliner individuellement. Or, nombreux seront ceux pour qui une telle vérité s’avère insupportable. La dose délivrée peut alors s’avérer létale. D’aucuns auront certainement besoin des consolations de la religion, des mythes et des fables qu’elle substitue à l’affrontement cruel de l’existence, car ce que Nietzsche réfute, ce n’est pas la substance de l’idéal ascétique, mais sa position dans l’absolu. Qu’un corps malade s’affaiblisse n’autorise pas à engager la vie elle-même dans cette voie.

Ainsi, pour ceux que la vérité ne rebute pas, la confrontation avec la mort peut s’avérer salutaire. Elle permet notamment de prendre conscience de la valeur de la vie elle-même et du fait qu’elle demeure la seule réalité sur laquelle nous pouvons compter. Autrement dit, la vie ne tire pas son importance d’un au-delà, d’une autre vie plus luxuriante et prometteuse. La vie récuse toute projection destinée à la spolier et elle appelle en retour une création constante de notre part: une contribution personnelle au sens de l’existence. Introduisons ici le concept de l’éternel retour du même comme moyen de penser l’acquiescement à la vie.
Pour le prendre en sa substance, l’éternel retour du même évoque la situation à laquelle nous devons songer lorsque nous sommes confrontés à des choix, c’est-à-dire lorsque nous vivons, puisque la vie est choix. Ainsi, l’éternel retour du même consiste à choisir, en sorte que ce que nous choisissons reviendra à l’identique, autrement dit que nous revivrons notre vie telle qu’elle est, jusque dans ses moindres détails et cela à l’infini. En cela, l’éternel retour du même est une mise à l’épreuve de notre volonté au contact de la vie. La doctrine de l’éternel retour est une manière de nous confronter à notre propre pouvoir d’affirmation.
Souvent, en effet, nous voulons, sans nous soucier des conséquences impliquées par nos choix; dès lors, nous songeons que nous pourrons changer les choses par la suite, si elles venaient à tourner court. Mais, bien rapidement, nous nous trouvons pris au piège des implications que nous n’avions pas prévues et qui nous dépassent, au point qu’elles nous enferment et nous retiennent dans ce que nous n’avons pas choisi. C’est le cas du menteur qui s’empêtre dans son mensonge et qui, ne parvenant plus à dire la vérité, se contente de broder sur la toile qu’il a commencé de tisser, s’éloignant toujours un peu plus de la vérité. Cette perspective sur la volonté ressortit proprement à l’idéal ascétique, au sens où nos choix ne sont plus créateurs de valeurs, mais soumis à l’évaluation selon des normes préétablies. Nos choix se réduisent ainsi à tomber sous le coup de la règle, ou hors d’elle, c’est-à-dire à être jugés bon ou mauvais, selon des critères qui leur sont étrangers. C’est pour cela qu’ils n’engagent à rien.
A contrario, l’épreuve de l’éternel retour du même revient à faire peser chaque acte de volonté d’un poids infini, car nous ne pouvons souhaiter le retour éternel que de ce que nous avons vraiment voulu. La moindre volonté s’étire alors à l’infini: elle engage notre être dans son éternité, dans sa permanence la plus absolue. Si je puis penser vouloir demain autre chose qu’aujourd’hui, l’éternel retour du même m’enjoint désormais de décider comme si je choisissais une fois pour toutes. Mes choix résonnent dans l’éternité : par eux, je m’atteste et m’engage à travers les valeurs que je crée.

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