mercredi 2 avril 2008

Chapitre dix-neuvième : « La mort »

Le christianisme vit sur un fond de haine à l’endroit de la vie et de tout ce qui l’affirme. Le souci d’une vie éternelle, l’espoir d’une rédemption par la grâce n’est donc en rien le signe d’un amour de la vie, puisque la vie éternelle présente justement les caractéristiques d’une vie que l’on pourrait aimer. Il s’agit d’une vie dépouillée de toutes ses caractéristiques fondamentales, dépourvue d’affects et de passion, calme et modérée; en somme, une vie faible et décadente, c’est-à-dire essoufflée et destinée aux moribonds. Pire, il s’agit d’une vie éternelle, c’est-à-dire sans fin, débarrassée de la mort. La méprise de l’idéal ascétique au sujet de la vie est si grande qu'il va jusqu’à nier la mort elle-même. L’effroi que suscite la vie lui fait donc préférer son exact opposé. Le monde idéal de l’ascétisme est proprement un monde renversé, un système de contre-valeurs, une négation partes extra partes de la vie, car nier la vie implique de nier la mort.

Pour éclairer cela, remarquons que la vie, parce qu’elle emprunte comme support passager l’individu, se sert de ce même individu comme «moyen de transport»; les vivants ne sont que les véhicules momentanés de la vie en son ensemble, d’un courant vital qui s’accroît par et à travers eux. Comme les feuilles qui tombent en automne, les individus sont voués à s’immoler sur l’autel d’un principe qui, pour les soutenir, ne manque jamais de les dépasser irrémédiablement. Pour s’assurer permanence et pérennité, la vie a recours à la sexualité. La procréation reste en effet l’organe par lequel s’exprime la vie et l’attirance sexuelle inhérente au vivant en est la figure la plus éclatante. La vie est donc fondamentalement désir, un désir qui exprime sans cesse sa puissance, la manière qu’elle a de s’imposer à tous. Or, on le pressent, qui nie le désir, nie certes la vie, mais surtout la mort. Car la mort annonce le caractère momentané de l’individu, son impossible éternité en regard de l’immutabilité du désir. Ainsi, la mort impose l’acquiescement à la vie en sa nature désirante et, en retour, la vie vécue sur le mode du désir ne doit pas manquer de susciter le consentement à la mort. En ce sens, avoir des enfants, c’est concéder sa propre finitude et abdiquer son immortelle prétention.
L’affirmation de la vie telle qu’elle se retrouve prônée dans le nietzschéisme nous conduit donc irrémédiablement à l’affirmation de la mort, non pas comme fin tragique, mais comme clôture d’une phase de la vie. Le vivant appelle sa propre mort, sans quoi il ne serait jamais croissance ou vitalité, c’est-à-dire parcelle de vie. La vie ressemble à une étincelle entre deux néants; la force qu’elle trouve en chaque vivant, la puissance qui s’exprime en chaque être s’assimile à la contribution que celui-ci fournit, en retour, à la volonté de puissance. Or, à vouloir briller trop longtemps, à refuser d’un jour s’éteindre, on se contraint à luire d’une pâle et obscure lumière. L’idéal ascétique se propose alors de disposer les hommes tels de sombres chandelles le long du corridor d'une vie sans fin. En cela, il empêche toute contribution positive à la vie, lestant l'avenir du poids du passé.
Au contraire de l’idéal ascétique, le nietzschéisme propose une solution lucide et salutaire dans sa dureté: affirmer la vie et la puissance qu’elle a déposée en nous, c’est-à-dire reconnaître notre incapacité fondamentale à l’affirmer sempiternellement, tout en prenant en charge son affirmation maximale dans le court temps qui nous est imparti.

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