mardi 1 avril 2008

Chapitre dix-huitième : « Une religion de la haine »

Le prêtre ascétique, sous l’espèce de l’homme du ressentiment, abhorre la vie en son essence. Sa bonté n’est qu’un résidus de la haine qui alimente son esprit. La perversion du christianisme, que Nietzsche entend décrypter, se formule comme suit: comment faire passer de la haine pour de l’amour? Auparavant, remarquons que la principale réticence que nous éprouvons vis-à-vis d’une critique de l’idéal ascétique, et de sa figure chrétienne, s’articule à partir de sa prétention fondatrice: le christianisme n’est-il pas, de fait, une religion d’amour, voire d’amour universel (de kat’holon, qui a donné «catholique») ?
Or, face à cela, une double précaution s’impose, touchant à la nature même du discours chrétien. Premièrement, nous devons éviter le pathos qui s’attache habituellement aux dénonciations de la religion. Il faut rejeter d'emblée l'argument qui tourne autour des guerres de religion et de la constatation des méfaits historiques, plutôt que des bienfaits, imputables à toute forme de croyance. Ce rejet nous est imposé par la direction qu’a prise notre enquête, à savoir l’intérêt porté au plan du discours et de son mode de fonctionnement: il s’agit pour nous de décrypter le message chrétien. Deuxièmement, afin même de s’engager dans cette voie, nous devons mettre en question les prétentions de tout discours à se fonder lui-même. Ainsi, le message d’amour chrétien ressortit à un effet de surface, puisque le christianisme se définit lui-même comme religion de l’amour. Une telle annonce se veut performative, au sens où dire que l’on aime reviendrait, de facto, à aimer. Un tel acte de discours, pour reprendre les termes de Austin (How to do things with words), ne va pas sans une force illocutoire, autrement dit n’est pas exempt d’effet sur l’auditoire qui le reçoit. Voilà pourquoi nous devons d’abord nous soustraire à l’emprise d’un discours qui tente de s’imposer par sa propre évidence, alors même que ce qu’il dit ne va pas de soi. Cela étant dit, il est désormais possible de se demander ce que recouvre l’amour chrétien.
Si le prêtre ascétique se tourne contre la vie et ses conditions fondamentales, c’est qu’il pâtit des actions de l’homme fort, en raison d’une inaptitude fondamentale. Pour illustrer cette situation, disons qu’il est telle une personne susceptible, qui n’encaisserait pas les remarques ironiques et, se fâchant furieusement, taxerait les autres de mesquinerie et de méchanceté gratuite. En cela, le prêtre ascétique n’agit jamais, à proprement parler, tout au plus réagit-il. Or, voilà le signe qu’il n’éprouve pour son compte aucune tendance, mais que, replié sur lui-même, il vit au faible rythme de sa propre volonté de puissance.
C’est dans ces conditions qu’il ressent les actions de l’homme fort comme blessantes et qu’il en vient à penser que, lui-même, ne veut de mal à personne. Ce faisant, il songe qu’il pourrait être tout amour, la douceur faite homme. Mais, sur ce point, son amour n’est encore que réaction. Comme il ne peut haïr personne, ni d’ailleurs aimer quiconque, il s’établit chantre de l’amour de tous; il vante l’amour du prochain. Or, en cela, son amour n’est pas désintéressé, mais il se veut tel. Il se contente de mimer la bienveillance: le prêtre affirme qu’il veille sur autrui, par charité. Toutefois, la volonté de puissance exclut qu’une action puisse être désintéressée et l’amour du prêtre recèle en fait sa haine de la vie: il aime les autres, non pour les aimer, non parce qu’il les aime, mais pour se tourner vers l’homme fort, le regard empli de fiel et lui dire: «Regarde-toi, tu es méchant quand moi je suis bon !» Le prêtre ascétique recouvre alors l’origine immorale de son amour d’un voile de pudeur et, comme par enchantement, ne laisse plus transparaître qu’un amour illimité là où il n’y avait que haine et sentiments mesquins.
Le prêtre aime donc tout le monde, car il ne peut aimer personne. Sa nécessité devient vertu et se met au service de la culpabilisation: coupables, ceux qui ne sont pas assez faibles pour aimer le monde en son entier ! Si l’on peut opposer à cela les antipathies naturelles que chacun éprouve pour son compte, il reste plus probant de s’intéresser à la perte de valeur dont souffre l’amour dans le cadre de l’idéal ascétique. En effet, l’amour noble, celui des hommes fort, est un amour d’élection, un amour donné à quelques uns et non à tous: c’est là que réside sa valeur. Contre l’idée même du prêtre ascétique, l’homme fort – immoral – connaît donc l’amour et il n’est pas cette brute remplie de haine qu’on veut bien nous dépeindre. L’homme fort pose ses choix et les assume, au lieu de s’imposer à lui-même un sentiment frelaté, car adressé à tous, donc à personne. En conséquence, l’amour universel, l’amour catholique, n’est rien autre qu’une contradiction dans les termes, une aberration; pire, c’est une insulte à ceux qui en sont l’objet.

Aucun commentaire: