lundi 31 mars 2008

Chapitre dix-septième : « L’homme du ressentiment »

L’état des lieux que dresse le nietzschéisme nous met face à des renversements proprement incroyables concernant la nature des valeurs ascétiques, notamment la morale chrétienne. Nous nous apercevons en effet que les valeurs morales, censées posséder une valeur intrinsèque, ne sont qu’une évaluation de la vie. Nietzsche le dit clairement: «J’appelle «morale» un système de jugements de valeur qui est en relation avec les conditions d’existence d’un être» (Volonté de puissance, T.1, liv. II, § 136).

Reprenant ce que nous avons déjà dit, nous pouvons tenir les valeurs chrétiennes, non pas pour des valeurs, au sens de ce qui vaudrait en soi, car cette définition ne signifie plus rien, mais pour des manières d’être. Or, une telle assertion doit s’entendre en deux sens. Premièrement, les valeurs n’orientent pas notre regard vers un type d’homme dont l’avènement serait en soi souhaitable, mais elles masquent un certain type de conduites, un ensemble d’attitudes, qui sont autant d’évaluations de la vie. Deuxièmement, les valeurs chrétiennes se méprennent sur l’essence même de la valeur en la réduisant à l’être, c’est-à-dire à une certaine manière d’être. En effet, si la valeur désigne toujours ce qui doit être, elle appelle par-là à un dépassement de soi, orienté vers le futur. La valeur est donc soumise à l’ordre de la futurition. A contrario, les valeurs chrétiennes n’énoncent pas ce qui doit être, mais ce qui fut, à savoir la faute et la déchéance de l’homme. Les valeurs chrétiennes ont pour unique objectif de solidifier l’âme humaine dans l’être, de ramener l’homme à une manière d’être posée comme absolu. L’essence de la valeur se perd donc dans son interprétation ascétique, puisqu’elle se trouve séparée de la dynamique créatrice qu’elle implique au profit d’une logique de l’être, autrement dit de l’immutabilité.
Cette mise en avant de l’être au détriment de la valeur explique la situation de faiblesse qui est le lot des forts. Pris dans une logique de la valeur – une logique valorisante, par contraste avec la double dévalorisation chrétienne de l’homme et du monde – les hommes forts en appellent au surhumain, à un dépassement de l’idéal ascétique. Ce dépassement n’est pas quête d’une transcendance, fuite dans un au-delà, mais il reste lié à l’affirmation du monde et du sens de la Terre. Le primat de l’être se fonde donc sur un refus du monde, de son devenir, c’est-à-dire, en termes nietzschéens, sur le ressentiment. Nietzsche parle alors de «l’homme du ressentiment» comme de celui qui inverse le cours naturel des choses; mais qu’est-ce que signifie l’expression elle-même?
L’homme du ressentiment évoque deux aspects fondamentaux: d’abord, le fait de ressentir toute chose de manière aiguë; le prêtre ascétique, par exemple, demeure d’une extrême sensibilité par rapport à la vie, au point de la rejeter au profit d’une vie idéale. Se trouver en proie au ressentiment, c’est essentiellement souffrir d’une hypersensibilité qui nous fait ressentir cruellement toute chose. Ensuite, le ressentiment indique le dépit éprouvé en présence de ceux que la vie n’offusque pas. Le ressentiment se mue alors en haine; haine d’une souffrance consubstantielle à la vie et haine des vivants en bonne santé, à l’instar du malade qui tyrannise son entourage. Toutefois, avant d’en venir à l’élément de la haine lui-même, examinons le ressentiment comme forme de rejet.
Sur ce point, Nietzsche parle de «réaction» ou de «morale réactive». Dans la Généalogie de la morale, il remarque que du point de vue de la langue, le terme «bon» s’identifie initialement aux vertus nobles, telles que l’égoïsme ou l’orgueil. Cela signifie que, à l’origine, ne sont pas dites «bonnes» les actions non-égoïstes, mais que, au contraire, les actions égoïstes assument ce genre de prédicats. En d’autres termes, les actions ne sont pas dites «bonnes» par ceux qui en éprouvent un bienfait quelconque. En revanche, est dite «bonne» l’action exécutée par l’homme fort. Celui-ci annonce de fait comme «bon» ce qu’il fait, fût-ce égoïste. En cela, il est pleinement actif: il exprime la puissance de la vie qui réside en lui et nomme bonne cette puissance, car elle accroît sa vitalité.
La subversion introduite dans la notion de «bien» intervient par la réaction ascétique. À ce moment-là, un individu souffrant, du type du prêtre ascétique, ressent les actions des hommes forts comme blessantes. Ne parvenant pas à rétablir l’équilibre, il se met à souffrir. Comme il se sent brimé, il se perçoit comme un martyr; il affirme que lui, n’en veut à personne. Il oblitère alors le fait que l’homme fort lui-même n’en veut à personne et en vient à se dire «bon». Comme il ne peut pas se venger (ce qu’il ne manquerait pas de faire), il transforme cette incapacité en règle: «la règle des justes». Or, une fois ce renversement opéré, il en vient à se dire que s’il est lui-même «bon» et «juste», il faut nécessairement que quelqu’un lui en veuille, que quelqu’un darde sur lui son courroux. C’est le méchant, le «mauvais», c’est-à-dire l’homme fort, qui agit par égoïsme et orgueil.
En cela, le «juste» s’aveugle doublement: d’abord, sur la condition de l’homme fort comme simple affirmation de la vie, expression parmi d'autres d’une volonté de puissance, ensuite sur sa propre condition, puisqu’il se leurre sur sa propre volonté de puissance. Pour se dire bon – ce qui est une forme de vengeance raffinée – l’homme du ressentiment a donc besoin de l’autre: d’un méchant. Dès lors, sa bonté apparaît comme le négatif de la vie; elle est le rejet de la vitalité elle-même conçue comme blessante et mauvaise. En filigrane, la bonté incite clairement au déclin.
Alors que l’homme fort vivait dans l’innocence de la vie, le prêtre se livre à une entreprise de haine et de rejet. Il n’est alors bon que par réaction, quand l’homme fort peut l’être par magnanimité.

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