samedi 29 mars 2008

Chapitre seizième: «Les forts et les faibles»

Dans la morale du troupeau prend place l’homme façonné par Euripide, Socrate et tous ceux qui représentent l’idéal ascétique. Mais, cette grégarité présente une conséquence insoupçonnable à première vue. En effet, l’Occident vit, selon Nietzsche, au rythme de l’idéal ascétique, c’est-à-dire de la morale chrétienne. L’Occident se résume donc à un vaste troupeau d’esprits christianisés et affaiblis par des siècles de domination ascétique. Or, cette agrégat ne manque pas de laisser subsister, à côté de lui, des hommes qui ne courbent pas l’échine face aux valeurs ascétiques; des hommes qui, selon Nietzsche, reconnaissent la volonté de puissance en des temps chrétiens. Ces hommes sont proprement ceux que l’on peut appeler les forts, puisqu’ils ne cautionnent pas l’idéal ascétique. Ils sont forts parce qu’ils acquiescent à la vie et l’acceptent telle qu’elle est.

Cependant, ces forts se retrouvent noyés dans la masse; à chaque coin de rue, ils ne manquent pas de rencontrer des fidèles du christianisme, des prêtres ou tout autre chantre du prosélytisme ascétique. Les faibles entourent donc les forts. Ceux-ci sont des enclaves dans un monde soumis à l’idéal ascétique. Et les faibles ne manquent jamais de les assaillir, de les rendre coupables d’eux-mêmes. Ils tentent de les faire rougir de ce qu’ils sont. Les faibles appliquent alors aux forts les méthodes de l’ascétisme, jusqu’à ce qu’ils craquent. Les forts se trouvent donc en position de minorité, en position de faiblesse, malgré toute leur force.
Il ne faut donc pas se tromper dans la lecture du message nietzschéen. Il ne s’agit aucunement d’opprimer les faibles, de les écraser ou quoi que ce soit d’autre. Cette interprétation repose au demeurant sur une mécompréhension fondamentale de la notion de volonté de puissance. Il ne s’agit pas de s’imposer sur la masse des décadents et des malades. Bien au contraire, il s’agit de prendre la défense des forts, en proie aux tourments que leur imposent les faibles.
Dans l’Occident ajusté aux dogmes de l’idéal ascétique, les forts, ce sont les faibles, de telle sorte que leur force se trouve sous la menace constante de sa propre extinction. L’idéal ascétique, quant à lui, exprime sa propre force, celle que sa volonté de puissance retranscrit sous une espèce basse et sournoise, confite de ruse et de méchanceté. Aussi passe-t-elle par la culpabilité et le libre-arbitre. Elle évite la confrontation face à face. Elle biaise et emprunte les souterrains. Elle procède par dogmes et incantations. À défaut de pouvoir changer l’homme, elle instille en lui le doute, la haine de soi et le mépris du corps. Elle glisse en douce le vers dans la pomme et se réjouit de la pourriture qui s’en écoule.
Cette force des faibles met donc en danger les forts, auxquels s’attache l’innocence et l’exubérance de la vie. Elle rentre dans le cadre de ces renversements spectaculaires qu’accomplit l’idéal ascétique. Avec Nietzsche, nous apprenons que le noir peut d’un coup devenir blanc: la faiblesse devient force. Cependant, les faibles ne triomphent pas par addition de forces, mais en soustrayant la force du plus fort, cette opération prenant appui sur le double mythe d’un homme libre et coupable.
L’idée selon laquelle la force propre à la volonté de puissance serait une voie d’accès à la tyrannie relève donc de l’interprétation ascétique elle-même. La morale des esclaves – c’est ainsi que Nietzsche nomme les individus soumis aux valeurs chrétiennes – est la seule qui conçoive la force comme oppression et non comme la manifestation d’une puissance d’exister. Elle est aussi la seule qui se plaigne de la force au point de vouloir l’éradiquer. La perversion ascétique consiste alors à dénoncer la force selon des critères qui ne peuvent s’y appliquer. Le subterfuge réside dans le maquillage savant des arcanes de l’ascétisme. Aussi, nous allons voir comment, par une alchimie secrète, le christianisme fait de sa haine de la vie un amour universel. De fait, c’est sous couvert d’un tel amour, que le christianisme brime les forts et assure sa défense. Contre cette idée, il faut défendre les forts face aux faibles et révéler l’imposture.

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