vendredi 28 mars 2008

Chapitre quinzième: « La morale grégaire »

Faire retour à Sophocle, c’est affirmer la puissance de l’homme, celle qui se manifeste dans son acquiescement à la vie telle qu’elle se présente, jusque dans ses aspects les plus redoutables. La souffrance ne sera jamais, pour Nietzsche, la conséquence d’une faute obscure, qu’il faudrait expier. Le surhumain doit donc s’engager sur la voie de sa libération, en s’émancipant de la tutelle de la culpabilité et du remords. Celui-ci, en effet, se présente essentiellement comme le refus du temps, c’est-à-dire du devenir qu’incarne la vie.

Dans Le désir d’éternité, Ferdinand Alquié montre clairement la nature passionnelle du remords, son aspect à la fois passif et monomaniaque. En sa qualité de passion, le remords est négation du temps, puisqu’il nous donne l’illusion que les fautes commises dépendent encore de nous. Le péché contaminerait à jamais notre personne. Or, dit Alquié, «une action accomplie ne saurait intéresser la conscience morale : celle-ci demande de se tourner vers le futur, et vers les œuvres.» L’idéal ascétique ne peut donc sortir du remords, parce qu’il ne peut se persuader que le passé de sa faute est passé. «Sa faute est pour lui présente, éternelle, il croit l’accomplir sans cesse, il l’aime encore, il la commet. » Ainsi, le remords refuse le temps et le salut qu’il apporte; il n’a de sens que par l’illusion de l’éternité et enferme l’homme dans une posture figée. L’humanité s’éloigne alors un peu plus de l’innocence créatrice et vient à se définir exclusivement par la faute. Occupé par le désir d’un état primitif, d’une nature première lavée de toute souillure, l’idéal ascétique vit dans le fantasme de l’immuable et maudit le futur qui refoule toujours plus loin derrière lui le passé.
Cette quête de l’éternité est d'ailleurs lié au désir d’unité ; celle, première, de l’homme et de Dieu, mais surtout celle de l’homme avec lui-même. Le rêve d’une telle complétion appelle naturellement la négation de la vie et de l’exubérance propre au vivant. Or, la volonté de puissance, multiple dans les individus, produit irrémédiablement des concrétions particulières et rien n’est plus dissemblable que deux individus. Mais, pour l’idéal ascétique, il s’agit d’arraisonner ces différences, proprement tragiques, c’est-à-dire vivantes et quasi incompréhensibles. Pour ce faire, les valeurs morales sont l’instrument idéal. Elles permettent d’appliquer à tous les hommes les mêmes valeurs, les mêmes étalons, les mêmes codes. L’idéal ascétique transforme les hommes en un vaste troupeau, dont la forme par excellence est l’Église et le remords l’aiguillon le plus sensible en même temps que la mémoire la plus morbide.
Les hommes, rendus semblables par des valeurs qui permettent de juger sans distinction, sont affaiblis par la culpabilité et l’illusion de la liberté. Dénués d’initiative, ils se rangent sous la bannière du salut commun. Plus rien ne les distingue: ils sont des brebis malades, les ouailles moribondes du Tout-puissant. Mais il y a pire encore. Il ne suffit pas que l’idéal ascétique modèle tout les hommes à son image, il faut encore qu’ils le rendent prévisibles, c’est-à-dire qu’il les dresse et les éduque selon des valeurs communes. L’homme ne recèle plus aucun mystère. Son comportement est transparent; c’est celui d’un animal malade qui suit son berger. De l’homme soumis à l’idéal ascétique, on peut prédire les moindres gestes, car on connaît ses valeurs.
L’idéal ascétique apparaît donc comme un vaste grille de lecture, qui s’applique à tous indifféremment. Elle permet d’anticiper les gestes et de prévoir les conduites. Il n’y a plus désormais la place pour aucun jeu, c’est-à-dire, au sens mécanique, de mouvement libre. Tout est cimenté de part en part en un ensemble quadrillé de valeurs. L’homme devient lisse, comme le monde lui-même. Aucune aspérité ne se dévoile. Le prêtre ascétique achève sa mission de négation de la vie: à une existence en perpétuelle évolution, soumise au devenir et au changement; à des hommes mobiles et étonnants, imprévisibles, il substitue son fantasme le plus sordide: un monde enchaîné à ses valeurs, soumis à la stricte nécessité de ses desseins. La morale grégaire, la morale du troupeau, nous indique – s’il le fallait encore – que la liberté n’est là que pour culpabiliser l’homme et non le libérer. Elle n’est jamais une puissance d’initiative singulière ou le symbole d’une affirmation de soi. À l’opposé, la volonté de puissance, en rendant l’individu à ses instincts et en le confrontant à ce qu’il est, exalte sa singularité.
La volonté de puissance, par la sortie qu’elle annonce hors de la morale grégaire, prépare de fait l’avènement de nouvelles valeurs. Or, rien n’est moins arbitraire que cette création, puisqu’elle s’appuie sur la responsabilité de l’homme et ses contraintes éthiques. Alors que l’idéal ascétique infantilise l’homme au prétexte d’une faute initiale, la responsabilité des hommes n’est jamais autant engagée par leurs actions que lorsque celles-ci ne sont plus guidées par des lois aveugles et immuables. Si vivre signifie créer, cet acte implique l’engagement le plus profond qui soit.

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