jeudi 27 mars 2008

Chapitre quatorzième : « Le Surhumain »

Le nietzschéisme n’a rien d’une doctrine visant à frustrer l’homme, au prétexte qu’elle nierait sa liberté. Au contraire, en dénonçant l’illusion du libre-arbitre, elle affranchit l’homme de ses vieilles tutelles. Pour ces raisons, le nietzschéisme peut être dit un humanisme. Toutefois, Nietzsche lui-même introduit un concept propre à penser l’idée qu’il se fait de l’homme: il s’agit du «surhumain».
Le terme traduit l’allemand «Übermensch»; certains disent «surhomme», mais «surhumain» est sans doute plus juste. En effet, cette notion n’indique aucun super-homme, qui serait une sorte de superman ou de guerrier des temps nouveaux. Rien de tout cela dans le surhumain. Le terme ne vient là que pour désigner l’effort qu’il reste à faire pour surmonter l’homme mis au point par l’idéal ascétique. Le surhumain renvoie donc à une humanité affranchie du poids de la culpabilité et du mythe du libre-arbitre, une humanité fière d’elle-même et acquiescant à la volonté de puissance après l’ère ascétique.

Dans La Naissance de la tragédie, son premier ouvrage, Nietzsche nous donne une bonne illustration de ce qu’il faut penser par surhumain. En effet, remarque-t-il, les deux grands tragiques grecs que furent Eschyle (~526-456) et Sophocle (~496-406) possédaient le sens de l’homme, leurs œuvres les dépeignant pleins et accomplis, malgré la fatalité du destin. Ainsi Sophocle, dans Œdipe roi (~430), nous montre le roi de Thèbes après qu’il a fui Corinthe et ses parents adoptifs dans l’espoir de contredire l’oracle du dieu Phœbos. Celui-ci lui avait annoncé qu’il serait le meurtrier de son père et qu’il se glisserait dans la couche de sa mère. In fine, tous les efforts d’Œdipe auront pour unique conséquence de l’acheminer inéluctablement vers ses crimes, dans un monde certes qu’il ne comprend pas, mais qui lui apparaît tel qu’il est, pris dans ses contradictions, sans pour autant être vécu comme mauvais.
La question se pose d’ailleurs du statut lui-même de la prophétie. Déjà soulevé par les Stoïciens, ce problème touche à la nature de la révélation, puisque sans elle Œdipe n’aurait pas cherché à fuir d’une fuite causant ses malheurs. En ce sens, la venue au langage, l’annonce des événements à venir, n’est pas réductible à une simple version anticipatrice de la tragédie qui se trame, mais elle fait office de déclencheur. L’oracle ne dit rien autre que ce qui se réalisera, mais encore faut-il qu’il le dise ! C’est donc la dicibilité du mythe qui l’inaugure et c’est par le truchement du langage que nous entrons dans l’élément proprement humain.
De fait, l’acceptation tragique du monde s’exalte chez Sophocle avant de subir une franche inflexion entre les mains d’Euripide (~480-406). Concomitantes de l’avènement du socratisme, les pièces de ce dernier possèdent un ton nettement différent. Les héros y sont de plus en plus soumis à la fatalité du destin, comme si les dieux s’acharnaient sur eux; pire, les héros se révoltent, cherchent des raisons à leurs malheurs dans leurs fautes passées et ne vivent plus que sur le mode de la distance critique.
Bien plus tard, Racine, agenouillé devant Euripide, reprendra cette vision pour sa Phèdre: dès la préface, l’auteur indique l’acharnement que les dieux vouent à maltraiter les personnages, les malheurs inextinguibles qui les assaillent et les raisons sans cesse recherchées de ces calamités. Rien, dit Racine, qui ne soit pas dû aux personnages eux-mêmes, à leurs fautes, en sorte que la tragédie remplit désormais sa fonction moralisatrice: elle énonce, dans toute sa splendeur, que rien ne demeure impuni, elle réclame la rançon du péché et annonce le salaire de la faute. Le monde n’est plus le théâtre d’une fatalité qu’il nous incombe de traverser, mais il prend la teinte rougeâtre du péché: les événements surgissent comme des punitions que les personnages méritent.
Ce tournant dans la tragédie grecque, qui nous mène de Sophocle à Euripide et que l’on retrouve dans les tragédies de Corneille et de Racine au 17ème, nous indique la régression sur laquelle s’est bâtie la vision ascétique du monde. Par contraste, s’acheminer vers le surhumain, c’est surmonter le moment euripidien de notre pensée, c’est faire retour à l’homme tel que Sophocle l’annonçait.

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