mercredi 26 mars 2008

Chapitre treizième : « Le nietzschéisme est-il un humanisme ? »

D’aucuns se récrieront contre la négation du libre-arbitre; mais il convient d’abord de comprendre l’utilité d’une telle notion avant de s’en servir et, a fortiori, de la revendiquer. Pour Nietzsche, en effet, la liberté relève du mythe, puisqu’elle scelle irrémédiablement la culpabilité de l’homme. Sa négation n’ôte rien à la puissance du nietzschéisme, au contraire. L’homme qui reconnaît la volonté de puissance n’a que faire de la liberté, car elle l’engage sur le chemin du renoncement à soi. Or, objectera-t-on, n’est-ce pas là faire retour à l’idée de nécessité, c’est-à-dire à ce qui ne peut être autrement qu’il n’est et, insensiblement, s’acheminer vers un nouveau conservatisme?
Nous répondrons que la volonté de puissance est certes acceptation et acquiescement au lot qui nous échoit, mais cette posture implique autre chose qu’une simple adhésion aveugle à ce que nous sommes. Elle exige une connaissance affinée de soi ou du moins des raisons pour lesquelles le soi n’apparaît plus dans l’unicité d’un «Je veux» libre et se diffracte dans un faisceau d’instincts. En ce sens, l’acquiescement à la nécessité s’apparente à une forme de libération, point sur lequel Spinoza insistait déjà. Cependant, afin de mettre fin à toutes réserves, demandons-nous, sous la forme d’une question ramassée, si le nietzschéisme est un humanisme.
Si l’on entend par humanisme une certaine manière de mettre en avant l’homme, sa liberté, sa rationalité et, partant, la manière qu’il a de dominer le monde, le nietzschéisme ne rentre pas dans l’équation. Cette définition de l’humanisme, telle qu’elle s’élabore dès la Renaissance par la consécration de l’homme comme centre du monde et mesure de l’univers, notamment sous l’espèce de la ratio mesurans d'un Nicolas de Cues, consacre en fait un homme souverain en situation de domination par rapport à une nature assujettie. Ce mode de pensée va donc bien au-delà de la seule affirmation du pouvoir de l’homme.
À l’inverse, si, en un sens minimal, on entend par humanisme une doctrine qui entend réinstaller l’homme dans la vie en lui restaurant une place juste, alors on s’approche de la signification du nietzschéisme. On peut même dire que celui-ci prône l’humain, pour autant qu’il focalise l’attention sur l’homme au détriment du divin. Tandis que l’idéal ascétique met en avant la fatalité de l’homme coupable, c’est-à-dire son inscription dans une dépendance radicale vis-à-vis de Dieu, Nietzsche prône un homme qui s’assume et désire son être tel qu’il se présente; alors que l’idéal ascétique évacue toute préoccupation terrestre, en indiquant les voies pour atteindre une vie idéale, dépouillée de sa force et de sa vitalité, autrement dit une vie éternelle remplie de félicité, Nietzsche en appelle au «Sens de la terre», c’est-à-dire à une reconnaissance de la vie telle qu’elle est et telle qu’elle se donne en l’homme.
Pour ces raisons, le nietzschéisme est un humanisme, c’est-à-dire une doctrine de l’homme qui ne s’acharne pas à le brimer. En somme, le reproche principal contre l’humanisme traditionnel consiste à récuser l’hypostase de l’homme sous l’espèce de la rationalité. Avec le nietzschéisme, la culpabilité disparaît en même temps que le mythe de la liberté. En un sens, l’homme redevient «libre», car c’est en vertu d'un paradoxe digne des ruses de l’idéal ascétique que la liberté asservit l’homme et l’enchaîne dans l’espoir de mieux le maîtriser. Nier le libre-arbitre, c’est, par contraste, exalter ce qu’il y a de fort et de puissant en lui. C’est, d’une certaine manière, le rendre imprévisible comme la vie.
Cependant, il semble que Nietzsche se soit lui-même employé à dépasser les catégories usuelles. En effet, avons-nous dit, si le nietzschéisme est un humanisme, ce n’est pas au sens courant du terme qu’il faut l’entendre. Or, afin de rendre sensible ce déplacement, Nietzsche a recours à la notion de «Surhumain». Si l’humain représente l’homme coupable d’aujourd’hui, le surhumain est alors l’annonce d’un homme à venir, d’un nouveau type vivant par-delà le bien et le mal, celui que Zarathoustra prophétise justement sur un ton évangélique.

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