vendredi 21 mars 2008

Chapitre douzième : « L’instrument de torture : le libre-arbitre »

L’idéal ascétique possède une arme redoutable pour affaiblir l’homme – c’est-à-dire le modeler à sa ressemblance – c’est la culpabilité. Ne pouvant faire que l’homme soit autre qu’il n’est, il lui inspire un dégoût de soi, en vertu duquel l’homme se trouve rongé par le remords et transi de repentir au moindre geste esquissé. Cependant, un malheur ne venant jamais seul, l’idéal ascétique assortit sa parade d’un instrument de torture: le libre-arbitre. Mais quoi ! dirons-nous, l’homme n’est-il pas libre ? Voyons cela en détail.

La vie, avons-nous dit, est volonté de puissance. Or, cette volonté de puissance n’est pas une, mais multiple. Il ne s’agit donc pas de la volonté de dominer que manifesterait un ego, un «je» qui dirait : « Je veux de la puissance ». Rien n’est plus étranger à Nietzsche que cette idée. La multiplicité de la volonté est plutôt une multiplicité d’instincts, la plupart inconscients, qui s’expriment en nous. Même la raison n’est qu’un instinct, un instrument mis au service d’un autre instinct. Dès lors, dans l’interprétation ascétique, on peut dire que les instincts les plus faibles et les moins aptes orientent la raison contre les instincts forts, ceux qui tendent à se manifester avec exubérance, tel la sexualité. Dès lors, la complainte de la raison masque à grand peine la récrimination d’un instinct caché. Par le truchement de la rationalité, nous nous trouvons en présence d’un instinct se plaignant d’un autre instinct. Il est donc illusoire de se représenter une raison surplombant la vie et qui décréterait les instincts comme bas et mauvais en eux-mêmes. L’idéal ascétique possède sa propre volonté de puissance, moribonde et décadente, qui le pousse, en suivant la faiblesse de ses instincts, à se récrier contre les instincts les plus forts. Ainsi, nous n’avons jamais affaire, par le biais de cette condamnation, à des valeurs en soi, mais à des valeurs faibles.
La volonté de puissance nous permet de comprendre, en mettant au premier plan l’expression de la multiplicité qui hante le vivant, la manière dont celui-ci se détermine, c’est-à-dire pose des valeurs en faisant des choix. Le vivant pose donc ce qui est bon pour lui, en d’autres termes ce qui accroît sa vitalité. L’idéal ascétique, en tant qu’il reflète un ensemble déterminé de valeurs, n’exhibe rien d’autre que les choix qui sont les siens. Il n’est qu’un modus vivendi, un mode de vie parmi d’autres et non le critère imposable à toute vie. Or, la folie de l’idéal ascétique tient à la perversion la plus raffinée qui soit, car si une vie en perte d’énergie n’est pas blâmable en ce qu’elle pose les valeurs qui lui conviennent, elle éveille la suspicion dès lors qu’elle s’arroge le droit de régler toute vie. Ainsi, l’idéal ascétique, en instillant la culpabilité, qui fait regretter à l’homme sa volonté de puissance et les valeurs qui lui correspondent, apparaît proprement tyrannique et redoutablement sournois. Plutôt qu’un reproche frontal, nous trouvons, à la racine même de l’expansion ascétique, sous l’espèce de la morale chrétienne, une subversion d'essence psychologique.
Cependant, l’offense ultime surgit véritablement avec la notion de libre-arbitre, qui postule que l’homme possède une faculté de choix, indépendante des circonstances et déliée de la vie et de ses exigences. En somme, selon cette interprétation, nous posséderions une raison capable de nous extirper de la vie elle-même. Or, si la volonté de puissance transparaît dans les choix conçus par un certain type de vivant, c’est que nous nous trouvons dans un plan d’immanence. En d’autres termes, nous sommes entièrement immergés dans la vie et nous posons des valeurs à partir de et en elle. Penser la liberté, c’est penser une transcendance, c’est-à-dire un point de vue géométral embrassant la vie en son ensemble. Pire, c’est imaginer que la vie ne détermine pas la pensée, mais que celle-ci régit la vie. Ainsi, l’homme, par la pure pensée, se trouverait doublement désengagée du corps et de la vie. C’est le rêve cartésien d’un pur «Je pense», isolé des autres, du monde et des conditions fondamentales qui lui restent associées. Mais, quelles conséquences pratiques découlent d’une telle réduction ?
Si l’homme ne parvient pas à échapper au désir, c’est-à-dire à renoncer aux instincts forts qui coïncident avec sa volonté de puissance, il se donne comme doublement coupable. La thèse du libre-arbitre redouble donc la culpabilité. En effet, d’une part, l’homme est coupable, parce qu’il ne devrait pas être comme il est, c’est-à-dire différent du type ascétique; d’autre part, il est coupable, parce qu’en postulant qu’il pourrait ne pas être comme il est – par sa liberté – il acquiesce au plaisir inhérent à la vie, aux instincts forts, alors que l’idéal ascétique les condamne. L’homme est ainsi coupable parce qu’il aurait le choix d’assentir ou non à sa condition.
Tandis que l’idéal ascétique prône les valeurs en adéquation avec son type de vie, l’homme se charge d’une culpabilité renouvelée des suites de l’impossibilité pratique qu’il éprouve à se changer, c’est-à-dire à suivre des valeurs faibles qui ne sont pas les siennes. Impossibilité que dément pourtant, sur le plan théorique, la thèse du libre-arbitre. Insensiblement, l’homme en vient donc à se flageller intérieurement à coups redoublés, puisqu’il ne se contente plus de demander : «Pourquoi suis-je ainsi fait ?», mais: «Pourquoi est-ce que je persiste à être comme cela, alors que je suis libre d’être autrement.» L’homme n’assume plus la fatalité de son être et de sa volonté de puissance, tel un don divin l’engageant à vivre pleinement la vie. Désormais, il cherche des raisons à sa complexion. La raison la plus éclatante lui est fournie par l’idéal ascétique : sa condition est le fruit d’une faute, d’un péché originel. «Pourquoi sommes-nous coupables ? demande le prêtre ascétique; parce que nous agissons ainsi, alors que nous pourrions agir autrement.»

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