samedi 8 mars 2008

Chapitre neuvième : « L’homme, cet animal (1) »

Insensiblement, le nietzschéisme nous contraint à l’abandon des critères traditionnels de l’évaluation, puisqu’il s’est avéré qu’ils relèvent d’une interprétation particulière, en l’occurrence ascétique. Or, il n’est pas question de déclarer fausse une telle interprétation, car cela reviendrait à faire usage de critères réputés caducs, en l’occurrence celui de vérité. Nietzsche se contente donc de resituer l’interprétation ascétique dans le champ des interprétations et nous devons nous garder d’appliquer à la critique nietzschéenne des mesures qu’elle se propose justement de subvertir.
Comme l’indique Gilles Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie, l’interprétation est à comprendre comme la compréhension fragmentaire et partielle d’un phénomène – ce qu’est l’interprétation ascétique de la vie – alors que l’évaluation est la valeur hiérarchique de ces sens : l’écueil ascétique consiste ni plus ni moins à ériger son interprétation en absolu et, partant, certaines valeurs au rang de valeurs en soi, c’est-à-dire éternelles et immuables.
Toutefois, la tentation reste grande de s’opposer à un tel démantèlement, notamment en arguant de la polarité originelle bien/mal. Or, cette distinction ne possède aucune pertinence au regard de la volonté de puissance (critère nietzschéen), car elle se fonde sur un ordre rationnel, en ce sens que la raison parviendrait à déterminer ce qui est en soi bon ou mauvais. Envisager les choses de la sorte, c’est manquer l’essence de la critique nietzschéenne qui, en récusant l’idée d’absolu, nie l’existence d’une faculté permettant son appréhension. En d’autres termes, la raison n’est pas la part du divin en l’homme, mais un instrument déterminé au service de la vie. L’interprétation ascétique se décrypte ainsi comme un certain point de vue sur la vie : la raison, loin de pouvoir remettre en cause la volonté de puissance, n’est que l’expression d’une certaine volonté de puissance.
L’essentiel de l’argument roule sur les rôles respectifs de la raison et de la volonté de puissance. L’abolition d’une pensée indépendante des circonstances et du corps consiste à refuser de voir en elle un pouvoir d’autodétermination de soi et des choses. Le débat rejoint d’ailleurs l’opposition courante entre créationnisme et évolutionnisme : l’homme est-il, de toute éternité, conformé à l’image de Dieu ou bien est-il le fruit d’une évolution ? En d’autres termes, la raison est-elle une faculté d’essence divine, qui pourrait discriminer infailliblement le bien du mal, ou bien est-elle un instrument au service de la vie, donc de la volonté de puissance ?
En réinscrivant l’homme dans un corps vivant, Nietzsche l’inscrit dans une continuité avec l’animal, raison pour laquelle il ne lui est plus possible de se retourner contre la vie et de la décréter mauvaise. La raison ne constitue aucun argument contre la vie, mais exprime une certaine conception de la vie. Puisque la vie est volonté de puissance, chaque être apparaît comme la recherche singulière d’un accroissement des conditions qui lui sont favorables, l’interprétation ascétique n’échappant pas à la règle. La volonté de puissance permet ainsi la remise en perspective de la rationalité, autrement dit des fondements de l’interprétation propre à l’idéal ascétique.

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