dimanche 9 mars 2008

Chapitre dixième : « L’homme, cet animal (2) »

La volonté de puissance ne signifie pas volonté de dominer les autres ou de les écraser. Elle indique plutôt la recherche par la vie elle-même (et donc par l’homme), d’un accroissement de sa puissance, c’est-à-dire de sa vitalité. Reprenons, en suivant Deleuze, les trois contresens majeur que l’on peut formuler à l'endroit de la volonté de puissance.

Le premier consiste à faire de la puissance une représentation de la volonté, qui en fait l’objet d’une récognition, ce qui suppose matériellement une comparaison des consciences. Or, qui conçoit la volonté de puissance comme une volonté de se faire reconnaître ? Qui conçoit la puissance elle-même comme l’objet d’une récognition ? Qui veut essentiellement se représenter comme supérieur, et même représenter son infériorité comme une supériorité ? C’est le malade, c’est-à-dire le tenant de l’idéal ascétique, qui persiste à faire de son interprétation de la vie la seule qui vaille. La puissance dépeinte comme puissance sur les autres n’est pas la puissance d’une vie qui s’exprime, mais celle d’un malade triomphant.
Le second contresens découle du premier : quand nous faisons de la puissance un objet de représentation, nous la faisons dépendre du facteur selon lequel une chose est représentée ou non, reconnue ou non. Or, seules des valeurs admises, déjà en cours, donnent des critères à la récognition. La volonté de puissance est alors cette volonté de se faire attribuer des valeurs en cours dans une société donnée (argent, honneur, pouvoir, réputation). Cependant, ces valeurs ne sont pas en soi interrogées et la volonté de puissance devient le signe du conformisme, de la méconnaissance de la vraie volonté de puissance comme création de valeurs nouvelles.
Enfin, dernier contresens, l’attribution de valeurs à la volonté de puissance dépend de la lutte. Or, les notions de lutte, de guerre, de rivalité ou même de comparaison sont étrangères à Nietzsche, non qu’il méconnaisse la lutte, mais qu’elle ne soit pas créatrice de valeurs.
La volonté de puissance doit donc se prévenir des mauvaises interprétations : dans le cadre d’une morale ascétique, elle apparaît comme un rêve de domination. Or, l’imposition de l’idéal ascétique correspond à une telle tentative totalitaire. En posant la volonté de puissance comme multiple et créatrice de valeurs – nous verrons plus tard ce qu’il en est – Nietzsche s’exempte d’une lecture unilatérale. Le premier signe en est que tous les vivants expriment une volonté de puissance qui leur est propre, y compris l’ascète.
Ainsi, ce n’est pas parce que les actions non égoïstes sont désirables ou parce qu’elles permettraient la vie en société, que l’idéal ascétique les déclare bonnes. Lorsqu’il énonce ce que sont le bien et le mal, l’idéal ascétique ne fait qu’exprimer sa volonté de puissance, autrement dit la vitalité qui est la sienne. Ce qui transparaît dans cette attitude, ce n’est pas un déni fondé et argumenté de la vie, mais une haine pathologique de la vitalité. Dès lors, si, selon Nietzsche, la césure entre l’homme et l’animal se résorbe, ce n’est pas tant dans le but d’avilir l’homme. En faisant de l’homme un vivant, le nietzschéisme l’investit d’une puissance de création, car la vie, par ses choix singuliers, est une perpétuelle position de valeurs. A contrario, en réduisant la raison à une puissance d’essence divine, l’idéal ascétique tend à l’absolu. Il inculque à l’homme le dégoût du devenir et du changement ; en d’autres termes, il nie la vie au profit de l’éternité. L’argument qui consiste à faire de la raison le signe distinctif de l’humanité ne focalise pas l’attention sur l’homme lui-même, mais sur l’entre-deux qu’il occupe. L’homme doit s’extirper de sa condition animale par la raison, c’est-à-dire en se hissant au niveau du divin. Tant qu’il n’y parviendra pas, on s’attachera à le faire culpabiliser. Tel est le secret inavoué de la raison.

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