vendredi 7 mars 2008

Chapitre huitième: « La valeur des valeurs (2) »

Nous pouvons dès à présent dresser un bilan provisoire de notre travail archéologique concernant la valeur des valeurs. Alors que nous cherchions à dépasser le point de vue de l’idéal ascétique, censé évaluer les comportements selon des critères absolus tels que le bien et le mal, nous avons exhaussé le critère déterminant la signification du «bon» et du «mauvais». Celui-ci tient à une évaluation moribonde de la vie. Nous comprendrons plus tard les conséquences d’une telle découverte, mais elle implique dans l’immédiat de ne pouvoir tenir l’idéal ascétique pour une interprétation «fausse» de la vie, à la façon dont elle s’est cru «vraie».

En effet, l’idée que les valeurs possèdent une valeur intrinsèque procède de la croyance en un absolu, qu’il nous suffirait de produire au grand jour afin d’étalonner nos actions. Platon se livre à ce genre d’exercice : l’acte bon reflète l’Idée de Bien ; l’homme juste exemplifie l’Idée de Justice. Être bon, c’est se mettre en phase avec le Bien. Ce faisant, la pensée s’ordonne autour d’un concept de vérité comme adaequatio rei, la valeur des valeurs prenant l’allure d’une tautologie : est bon ce qui relève du Bien. Ce cercle platonicien n’est que le signe de l’origine niée des valeurs morales : celles-ci ne sont pas incréées et présentes de toute éternité, mais elles sont le fruit d’une interprétation de la vie, qui pose, comme toute interprétation, ce que sont le bien et le mal pour elle et non en soi. L’idée d’interprétation nous impose donc de passer du plan de la vérité à celui de l’intensité, sans qu’il n’y ait rien de métaphorique dans ce passage. Mais sans doute anticipons-nous trop ; appesantissons-nous d’abord sur la nature de l’interprétation ascétique, avant d’analyser le statut de l’interprétation elle-même.
Nous avons constaté que, dans l’élaboration des valeurs morales, l’idéal ascétique applique en guise de critère discriminant une évaluation pathologique de la vie. Or, il est impératif de prendre immédiatement acte d’un tel constat. Cela signifie que les valeurs morales telles que le bien et le mal, l’humilité, la pitié et la compassion, la justice et la tolérance, etc. proviennent d’une évaluation victime de la maladie. Soyons plus précis: lorsque nous tenons l’altruisme pour «bon» et l’égoïsme pour «mauvais», nous n’énonçons pas ce qui est, mais ce qui devrait être au sens de l’idéal ascétique. La morale peut bien se présenter sous la forme d’impératifs, pourquoi opter pour les uns au détriment des autres? Nous retrouvons l’idée que l’idéal ascétique détient la vérité, c’est-à-dire qu’il souffre d’une illusion quant à son propre statut et Nietzsche déclare avec raison que tout système moral n’est que l’expression d’un certain type de vitalité. Dis-moi quelle est ta morale et je te dirai qui tu es. Dès lors, de ce qu’il existe un code morale dominant, on ne doit pas inférer sa nécessité, c’est-à-dire l’impossibilité qu’il (en) soit autrement.
Ces remarques nous obligent à admettre que l’altruisme n’a rien de «bon» en soi – ce qui n’est pas le bannir, bien au contraire ! – au prétexte qu’une telle attitude permettrait la vie en société ou la rendrait tout simplement plus agréable. Dire que bien et mal ne sont pas des valeurs en soi revient à dire que ces valeurs n’expriment pas la vérité, non parce qu’elles se fourvoieraient, mais parce que cette vérité n’existe pas. L’idéal ascétique se contente d’énoncer sa vérité : voilà ce que Nietzsche s’exerce à démontrer. L’interprétation faible de la vie n’est que l’annonce des conditions idéales, c’est-à-dire rêvées et parfaites pour les ascètes, quant à la vie à laquelle ils aspirent.
De cela, nous devons tirer deux mises en garde: premièrement, comprenons que, dans l’idéal ascétique, le nietzschéisme dénonce 1° l’absolutisation d’une interprétation, 2° la façon dont elle a cherché à s’imposer sur le reste de l’humanité et 3° la faiblesse inavouée qui la hante. Celle-ci n’est que l’inaptitude ascétique à vivre pleinement la vie et ce en vertu de quoi l’impuissance paraît «bonté», la craintive bassesse «humilité», la soumission instinctive «obéissance», le «ne pas pouvoir se venger» «ne pas vouloir se venger». Deuxièmement, dire que l’idéal ascétique détient sa vérité n’est rien d’autre que d’annoncer 1° l’inanité de la vérité, 2° le règne de l’interprétation et 3° l’absence de tout relativisme. La contradiction que l’on observe ici entre 1°/2° et 3° tient à la nature de l’interprétation, tel que Nietzsche en construit le concept au cours de sa confrontation avec l’idéalisme. À ce titre, l’idée que nous nous faisons couramment de l’interprétation n’en est qu’une version dévoyée et incohérente, puisque nous nous contentons de critiquer des interprétations depuis d'autres interprétations, réintroduisant d'une main subreptice la vérité comme pôle de référence. Nous donnons ici ce que nous avons pris . Au contraire, pour Nietzsche, seule la puissance peut valoir comme critère: l'interprétation ascétique n'est donc pas tant fausse que faible.
Nous développerons le statut de l’interprétation au moment venu, mais ces quelques remarques prématurées nous étaient imposées par les enjeux du chapitre. En définitive, la valeur des valeurs tient à une interprétation de la vie, interprétation qui n’est ni bonne ni mauvaise, ni fausse ni vraie – car cela n’a plus aucun sens – mais faible, c’est-à-dire malade.

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