jeudi 6 mars 2008

Chapitre septième : « La maladie »

Après un détour qui nous a permis de saisir ce que recouvre la notion de vie, reprenons le fil de notre interrogation concernant la valeur des valeurs. Celle-ci, disions-nous, trouve son origine dans une certaine évaluation de la vie. Or, nous savons désormais à quel genre d’interprétation nous avons affaire. En effet, le rapport ascétique à la vie consiste à dénigrer l’existence en la décrétant mauvaise, car variable et rude. Mais, ce qu’il importe de débusquer, ce n’est pas tellement l’interprétation ascétique en tant que telle, plutôt sa prétention à valoir absolument. Nous retrouvons ici l’idée rebattue selon laquelle on ne critique pas tant les valeurs dans l’absolu que l’absolu dans les valeurs.
Celles-ci, reprises dans le giron de l’idéalisme, semblent valoir par-dessus tout, aussi longtemps que l’on ne reconnaît pas l’interprétation de la vie qui les a engendrées. En d’autres termes, elles valent absolument parce qu’on a oublié leur origine. Toutefois, mettre l’accent sur l’hypertrophie de l’interprétation ascétique ne nous autorise pas à passer sous silence sa genèse.
Ainsi, pour Nietzsche, ce point de vue est le fruit de la maladie, c’est-à-dire qu’il relève du pathologique. Au demeurant, les notions de maladie et de santé jouent un rôle primordial dans la pensée nietzschéenne et nous ne cesserons de les rencontrer. En outre, un tel recours n’a rien de fortuit. En effet, alors que Nietzsche tente de réinstaller la pensée dans le corps – après deux millénaires d'ascétisme, il paraît normal de tenir les conditions physiologiques pour déterminantes quant à l’orientation de la pensée. Tandis que le cogito cartésien demeure irrémédiablement au niveau de la seule pensée et de son universalité désincarnée (son évidence vaut en tout point de l'univers), le corps multiple et fragmenté doit se penser à partir d’une localisation géographique (espace) et historique (temps) spécifique. S’il existe des collusions entre certaines latitudes et certains types de maladie, le nietzschéisme incline alors vers une pensée du « lieu naturel », c’est-à-dire de l’espace privilégié pour tel ou tel corps, au détriment de l’espace isotopique de la science moderne et… cartésienne. Se trouver ici ou n’est plus indifférent et c’est ce qui permet à Nietzsche d’analyser, non plus une pensée qui se fourvoie et s’égare, mais une pensée malade, puisque, s’il existe des illusions salutaires, d’autres s’avèrent mortelles.
Ainsi, la maladie reste chevillée au corps en sa qualité de nouvelle catégorie philosophique. Mais nous devons aller plus loin et nous demander dans quelle mesure l’évaluation ascétique de la vie relève de la maladie. Premièrement, remarquons la manière dont l’idéal ascétique soumet la vie à l’instinct de conservation ou bien à l’exigence de reproduction, c’est-à-dire de perpétuation de la vie. Or, une telle réduction n’annonce que fatigue et abattement. Pour Nietzsche, au contraire, la vie est volonté de puissance : en première approche, ce concept signifie l’appel à l’accroissement inhérent à toute vie. Vivre, c’est toujours vivre plus et non vivre moins ou autant.
De ce point de vue, la vie implique exposition, risque et pari. En effet, si l’on veut que rien ne change, autant ne rien tenter. Mais, d’aucuns s’offusquent du changement, ceux-là mêmes qui nous dépeignent la vie sous les traits de l’enfer. Si la vie est pétrie de désirs et de pulsions et, en ce sens, nous confronte au devenir, les plus sensibles ne pourront que trouver « mauvaise » une telle situation. En d’autres termes, l’idéal ascétique ne souffre pas la vie, c’est-à-dire ne la supporte pas. Ses adeptes restent en proie à une hypersensibilité qui fait obstacle à tout rapprochement avec la moindre contradiction ou le plus minime désagrément. L’ascète n’est rien autre qu’un malade perclus de douleur, qui rejette la vie parce qu’elle le fait souffrir.
Prenons un exemple concret : dans des conditions normales, notre environnement n’est jamais ni franchement agressif ni totalement indolore. Mais, sitôt que surgit une affection, tel un mal de tête, notre rapport au monde se trouve entièrement changé et diffère intégralement de ce qu’il était auparavant. Le moindre bruit devient assourdissant, alors qu’il nous agaçait ou nous gênait tout au plus. Notre être entier se bande désormais contre ce qui l’agresse, au point de tyranniser les autres en réclamant calme et silence. L’idéal ascétique ne fonctionne pas autrement: il enjoint le monde à se plier à ses désirs, c’est-à-dire à s’aligner sur sa faiblesse. Saint Paul ne dit rien de différent quand il s’exprime face aux Corinthiens (I, 7, 7) : «Je voudrais bien que tous les hommes soient comme moi».
L’ascétisme surgit donc comme une maladie de la vie, c’est-à-dire comme le symptôme de la faiblesse de certains. Or, cette maladie n'est pas tant contagieuse qu'elle n'a toujours tenté de s'imposer, chose qu'elle a d'ailleurs réussie: la preuve en est la solidité et la force qu’ont acquises les valeurs morales chrétiennes en nous. Ce qu’il faut entreprendre, c’est l’éradication de l’élément pathogène, même si rien ne nous garantit que la maladie s’abolira en même temps que sa cause, car l’idéal ascétique s’est employé à la répandre de telle sorte que l’homme moderne en est venu à l'aimer, voire à la vénérer. Situation dramatique puisque, en exécrant la variabilité et le désir, l’homme s’est surtout convaincu de sa propre médiocrité : malade de la vie, l’homme est aussi malade de l’homme.

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