mercredi 5 mars 2008

Chapitre sixième : « L’idéal ascétique »

La condamnation de la vie n’est pas imputable au seul christianisme mais, d’une manière générale, à l’idéal ascétique. Aussi Schopenhauer prononce-t-il une sentence similaire, tout en refusant d’emprunter les voies d’une rédemption par la grâce. Ce qu’il faut donc éviter, c’est la réduction du nietzschéisme à un brutal déni de la religion. Rien n’est plus faux. D’une part, parce que Nietzsche ne critique pas l’interprétation chrétienne pour elle-même, mais pour autant qu’elle se donne comme absolue ; ainsi, on ne conteste pas tant les valeurs que l’absolu des valeurs.
D’autre part, la charge porte contre l’idéal ascétique, c’est-à-dire contre la tentation de l’absolu, qui gît en toute pensée, fût-elle religieuse, scientifique ou philosophique. En somme, la critique de l’idéal ascétique surplombe celle de toute religion particulière ; cette critique, dont la discussion avec le christianisme particularise le problème au seul niveau de la morale, s’étend naturellement à l’ensemble des choses afin de préparer la voie à un renversement généralisé de nos valeurs, en sorte qu’une fois la morale chrétienne démantelée, on n’a encore rien dit de positif contre l’idéal ascétique. Ainsi, malgré les vigoureuses attaques qui portent nommément sur le christianisme, celui-ci ne doit pas faire office d’arbre qui masque la forêt.
Si l’idéal ascétique, et lui seulement, donne consistance au débat, c’est qu’il condense les deux caractéristiques d’un mode de pensée appelé à céder la place, non tant d’un point de vue chronologique que logique. En effet, le risque de l’ascétisme demeure présent à toute époque et Nietzsche prépare moins le futur qu’il exige de notre part une conversion du regard. Cela implique néanmoins un laps de temps au cours duquel il nous est loisible d’y travailler par la mise en évidence des traits saillants de l’idéal ascétique, à savoir la double tentation de l’idéalisme et de l’ascétisme. Or, qu’en est-il précisément ?
Pour le dire brièvement, l’ascèse réside au cœur de l’idéal ascétique et consiste en un déni radical de la vie et de ses conditions fondamentales. De manière plus spécifique, l’ascèse se définit initialement comme un exercice : c’est l’askesis grecque ; or, à quoi devons-nous nous exercer ? Concrètement, l’exercice ascétique consiste à saisir chaque pulsion qui se manifeste comme une occasion de l’exécrer, c’est-à-dire à voir en chaque désir qui surgit une abomination de plus à combattre. Arracher le désir en l’homme, voilà le but de l'ascétisme. Brûler les racines de l’instinct, laisser le corps en friche, renier la chair, tel est l’occupation constante de l’ascète. Or, une telle entreprise masque à peine le postulat qui la cautionne : le désir, parce qu’il est changeant et puissant, est mauvais. Tout ce qui varie, du simple fait que cela varie, ne possède donc aucune valeur. Quel remède l’ascétisme propose-t-il sur ce point ? Il se résume d’un mot : l’idéal.
De fait, la tentation idéaliste corrobore les déterminations principales de l’ascétisme. Elle se présente sous la forme d’un mécanisme consistant à projeter ou à plaquer sur les choses une grille de lecture faite de valeurs immuables. Ces valeurs, en retour, permettent une évaluation du réel. Insensiblement, nous parvenons à d’étranges conclusions : nous imaginons que le changement ne vaut rien, car il n’a pas la stabilité de l’idée (au sens fort de projection irréelle) que nous nous faisons du monde, autrement dit de ce que nous pensons que les choses doivent être!
L’enchaînement des arguments mérite d’être clairement exposé : d’abord, le désir nous confronte à l’instabilité du monde et, par faiblesse, nous prônons l’ascétisme ; ensuite, celui-ci recourt à un arrière-monde ou à une réalité idéale, en guise d'échappatoire vers la stabilité et la permanence; enfin, nous jugeons notre monde (seul réel) par le truchement d’un autre, fantasmatique et censé valoir plus. L’idéal ascétique nous contraint donc à honnir la réalité vivante.
Sous l’égide de la religion, cela prend la forme du déni du corps, des instincts, des pulsions et de tout ce qui semble écarteler l’homme. En retour, celui-ci aspire au calme de l’au-delà, en sorte que vomir le corps et brimer le désir revient à se mortifier devant Dieu, pour l’amour Dieu et dans l’espoir d’une vie meilleure, c’est-à-dire calme, faible et sans changement. Surgit alors le prêtre ascétique qui s’exclame : «Haïssez-vous pour aimer Dieu !». Dans le même esprit, la science, sous l’espèce du positivisme scientiste, prétend exhausser une réalité composée de faits positifs, isolables et objectifs, alors que le monde reste la proie manifeste du devenir. Mais, pour l’instant, bornons-nous à l’étude de la maladie chrétienne, comme incarnation typique des problèmes que soulève l’idéal ascétique en tant que doctrine. Cette étude se doit comprendre comme le symptôme d’une maladie plus profonde, entée sur le désir d’absolu de l’humanité: l’idéal ascétique.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est vraiment intéressant... Je suivrai la suite avec attention! Bonne chance

Anonyme a dit…

Bravo !! c'est très intéressant et bien écrit !