mardi 4 mars 2008

Chapitre cinquième: « La valeur de l’existence »

Si l’on considère que la description que Nietzsche donne de la vie reprend pour l’essentiel les thèses de l’idéal ascétique, cela nous permet de poser une question fondamentale, à savoir : «Quelle est la valeur de l’existence ?». En effet, si le monde n’est que souffrance, qu’avons-nous besoin de vivre ? Que vaut une vie de peine et de déception ? Pris dans le cycle du désir qui nous porte irrémédiablement vers de nouveaux objets puis nous laisse sombrer dans l’indifférence de la satiété où plane la morne lassitude de la satisfaction – l’ennui ! –, révélant ainsi la vanité de notre prédation tout en nous contraignant sans cesse à vouloir ; pris dans cette tourmente, que vaut l’existence ? Mieux vaudrait ne jamais être né ou bien s’abîmer dans le néant plutôt que de vivre ainsi.

Pour le christianisme, le verdict tombe sans recours possible : cette existence n’a aucune valeur. D’abord, parce qu’elle s’est dévaluée dès son origine. Alors que l’homme vivait heureux et loin des peines, il a péché et s’est condamné par sa propre faute à errer le long de l’écorce terrestre. Alors qu’il connaissait la satisfaction et goûtait au repos éternel, il a voulu s’égaler à Dieu, se condamnant à la chute. L’homme, de son plein gré, s’est ainsi voué à un amalgame de fange, de chair, de désir, de concupiscence, de douleur, d’insatisfaction, de lutte et de travail, avec la finitude de l'existence pour seul horizon, le fini ne valant rien au regard de l'infini. D’emblée, l’existence a donc perdu toute espèce de valeur par la faute de l’homme ; possédant tout, il a réclamé plus et tel un joueur pris à l’ivresse du jeu, il a tout perdu.
Cependant, ajoute le christianisme, Dieu n’a pas laissé l’homme sans espoir. Le Christ rédempteur, venu sur terre pour racheter l’humanité, témoigne de la possibilité échue à l’homme de pourvoir à son salut. Par ses mérites, par les louanges adressées à Dieu, par le secours de la grâce, l’homme peut encore espérer se racheter et vivre bienheureux au Royaume des Cieux. Hélas, ce n’est pas là rendre à l’existence sa valeur. Pire, c’est lui refuser, d’une manière redoublée, toute importance. En effet, si, par la chute, l’homme a perdu Dieu mais que l’espoir demeure de le retrouver par la grâce, la vie fait alors office de mauvais rêve ; elle n’est qu’un cauchemar passager, dont il est possible de se réveiller. La vie reste le faux pas que l’homme a fait dans l’ornière du péché, mais dont il peut encore infléchir le sens par sa soumission inconditionnelle. En définitive, l’existence n’a absolument aucune valeur : elle est un chèque sans provisions, un cache-misère pour notre néant. Les rares plaisirs que nous goûtons renouvellent l’affront fait à Dieu et la souffrance qui nous hante n’est que le prix à payer pour l'avoir déçu.
Ainsi, nous atteignons le cœur du problème : «Que vaut l’existence ?», demandions-nous. Pour le christianisme, elle ne vaut que comme expiation ; elle n’est qu’une manière de se racheter devant Dieu. Si nous ne souffrons pas ici-bas, jamais nous n’atteindrons la félicité dans l’au-delà. La souffrance est punition. Celle-ci justifie celle-là. Passons pour l’instant sur la question de savoir quel Dieu serait assez cruel pour infliger un tel châtiment et prêtons attention au surgissement du refus de la vie : «L’existence, annonce l’idéal ascétique, n’est que souffrance ; mais soyons prêts à l’endurer pour plaire à notre Dieu et pour vivre éternellement à ses côtés. Nos vies ne valent que ce que vaudra notre éternité. Sans cela, nous ne pourrions évidemment jamais accepter l’existence, sans cela nous souffririons sans raison, sans cela notre vie serait vaine et inepte, et cela, nous ne pouvons pas même l’envisager. Accepter la vie telle qu’elle est et pour ce qu’elle est, voilà qui est au-dessus de nos forces !»

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