lundi 3 mars 2008

Chapitre quatrième : « Qu’est-ce que la vie ? »

Pour saisir le sens que Nietzsche donne à la notion de «vie», il nous faut consulter Schopenhauer, car c’est au contact de son chef d’oeuvre, Le monde comme volonté et représentation, que s’élabore la vision nietzschéenne des choses, sur fond d’admiration et de rejet. En effet, si Nietzsche s'avouera finalement contre son maître, c’est qu’il aura toujours demeuré tout contre lui. Mais, pour l’instant, quel constat Schopenhauer dresse-t-il sur l’existence ?

Pour celui-ci, le monde apparaît d’abord comme le rendez-vous d’individus en proie aux tourments et aux angoisses et qui ne subsistent qu’en se dévorant les uns les autres dans une lutte perpétuelle. Ensuite, le plaisir et la joie ne sont jamais positivement ressentis, puisqu’ils se contentent de combler un manque, alors que la douleur se manifeste toujours cruellement, tel un vide en nous : nous sentons le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité ; le désir, mais non la satisfaction. D’ailleurs, dans ce cycle infernal, si le désir n’est qu’un manque, que nous tentons de combler par tous les moyens, il n’échoue jamais, une fois assouvi, à nous mener droit à l’ennui, dévoilant la vanité de notre désir. Enfin, cette tragédie qui prend place sur le théâtre du monde, avec les hommes pour acteurs malheureux, se solde inévitablement par la mort, horizon plus angoissant et plus pénible encore que la souffrance qui nous hante.
Le tableau que Schopenhauer nous dépeint s’articule ainsi à partir de la souffrance comme principe des choses. Or, la «vie», en tant que souffrance, relève de deux acceptions distinctes : d’une part, il s’agit de la vie au sens de l’existence que nous menons ; d’autre part, il s’agit d’un principe métaphysique, qui s’applique à l’ensemble du monde et des êtres vivants. Schopenhauer parle de «volonté», tandis que Nietzsche en infléchira sensiblement le sens pour parler de «volonté de puissance». Quoi qu’il en soit, la misère de notre existence sourd directement de ce principe qui régit le monde. Si les hommes luttent entre eux et contre leurs angoisses, de même chaque bête féroce est le tombeau vivant de mille autres animaux et elle ne doit sa propre conservation qu’à une chaîne de martyres.
Cette vision des choses, Nietzsche la partage pleinement avec Schopenhauer ; c’est également la position du christianisme : depuis le péché originel, disait déjà saint Augustin, l’homme a perdu l’état de félicité dans lequel il vivait. De l’amour infini qu’il vouait à Dieu, il ne reste rien, si ce n’est l’amour infini qu’il se porte à lui-même. Voué à la concupiscence, c’est-à-dire à la chair, aux désirs et à la lubricité, l’homme doit s'échiner à érafler la terre, travailler pour produire de quoi se nourrir, enfanter dans la douleur et finalement mourir, puisqu’en renonçant à Dieu il a renoncé à l’immortalité. Cependant, la différence fondamentale entre Nietzsche et l'idéal ascétique réside dans l’attitude à adopter des suites de notre condition.
Pour Schopenhauer et le christianisme, le monde tel qu’il est, le monde de souffrances que nous connaissons et cette vie invivable sont le fruit du péché. L’homme vit ainsi par sa faute. La rédemption consiste alors à nier la vie, à refuser ce monde pour se tourner vers Dieu. Blaise Pascal, héraut (et héros) du christianisme remarquait à ce propos à quel point la vie de l’homme s’assimile à celle de l’animal, faisant de cette assimilation le signe d’un bonheur perdu pour l’homme. Alors qu’il vivait, bienheureux, dans l’amour de Dieu, l’homme s’est corrompu de son propre chef.
Nietzsche, à l’inverse, se contente d’affirmer que ce monde est, qu’il est tel qu’il est et qu’il n’est le produit d’aucune faute. Alors que Schopenhauer affectionnait un pessimisme romantique, prompt à refuser la souffrance du monde, Nietzsche opte pour un pessimisme tragique. En effet, celui-ci évite l’écueil de l’optimisme béat, selon lequel nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, et propose une tierce voie : la vie est emplie de souffrances, c’est-à-dire soumise à un déferlement de forces, mais c'est la maladie, c’est-à-dire l’affaiblissement ou la fatigue, qui nous dissuade d’acquiescer à un tel état de fait. Le refus de la vie est donc un symptôme aisément déchiffrable : la pathologie de l'idéal ascétique n'est rien autre qu'une maladie de la vie.

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