samedi 1 mars 2008

Chapitre deuxième : « L’esprit de l’athéisme »

La critique du christianisme qu’entreprend Nietzsche se situe à un niveau de profondeur qui rend caduques certaines vues traditionnelles, notamment la querelle de l’athéisme. Parler d’«idéal ascétique» n’est pas innocent, car cela permet de critiquer des systèmes de pensée résolument athées, notamment celui de Schopenhauer (maître à penser de Nietzsche) ou le Bouddhisme. De fait, la question que pose Nietzsche n’est pas : «Dieu existe-t-il ou non ?». Mieux, à ses contemporains, tels David Strauss ou Eugen Dühring, qui ont tenté une réfutation du christianisme sur la base d’éléments scientifiques (notamment l’étude historique de la religion), Nietzsche répond, dans la Généalogie de la morale, par la dissertation intitulée : «Que signifient les idéaux ascétiques ?».

Tandis que notre rapport le plus familier à la religion semble passer par la croyance en un Dieu transcendant, Nietzsche se situe sur un autre plan, celui des motifs psychologiques qui ont présidé à l’élaboration d’un ensemble de valeurs, dont le christianisme n’est que l’illustration la plus alarmante. Si, selon cette perspective, la science elle-même s’avère réductible à une forme raffinée, c’est-à-dire quasi indiscernable, de l’idéal ascétique, ce n’est donc pas le divin que Nietzsche exècre, c’est tout au plus la forme qu’il a emprunté dans le christianisme, sous l’espèce d’un Dieu culpabilisateur.
Si Nietzsche critique Dieu – et il le critique – c’est alors uniquement en guise de contribution au démantèlement de l’idéal ascétique. En effet, ce que Nietzsche estime pernicieux dans la croyance en Dieu, c’est l’idée selon laquelle celui-ci aurait créé le monde, sans lui-même être créé. C’est le postulat, désormais indéracinable et si cher à l’idéal ascétique, que certaines choses n’ont pas d’origine. Or, cette thèse n’est pas isolée, puisqu’elle a contaminé l’ensemble de nos représentations : pour ne prendre qu’un exemple, notons que la science (au moins jusqu’en 1900) postule l’existence d’une réalité stable, d’objets ou de choses immuables que le scientifique n’aurait qu’à décrire. Lorsqu’on dit : «La science se borne à décrire le réel et en cela elle est objective», nous exprimons l’idéal ascétique lui-même. Songeons que la physique quantique, depuis un siècle, permet la remise en cause de ce mode de pensée, prolongeant à l’égard de la science une attitude fondée par Nietzsche, qui l’étendait pour sa part à la morale.
Pour l’instant, avec l’idée d’un Dieu incréé, c’est la possibilité de penser des choses «en soi», sans histoire ni origine, c’est-à-dire sans devenir ni évolution, qui a germé. Les «Idées» chez Platon en sont un exemple ; mais le signe le plus criant, le plus infâme pour Nietzsche, ce sont les valeurs morales, les valeurs que prône l’idéal ascétique. Car ces valeurs nous permettent d’évaluer nos actions, de juger les hommes et d’informer nos conduites.
Alors que la morale n’a rien d’abstrait, car, par l’entremise de valeurs, elle commande l’ensemble de nos actions, personne n’a songé que ces valeurs ont une histoire et donc une origine ; personne n’a remis en doute leur présence, comme si elles avaient toujours valu en soi. Mais que signifie cette « valeur en soi » des valeurs ? Voilà la question que nous pose Nietzsche, la plus pressante qui soit, car elle touche à notre mode de vie lui-même. Elle se formule comme suit : «Que valent nos valeurs ?» ; puis se décline : «Nos valeurs valent-elles en soi ou bien ont-elles une origine ?» Pour Nietzsche, il n’y a aucun doute : nos valeurs morales ont une origine et elle n’est pas morale du tout.

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